Carnets de voyage
 Décembre 2006 - janvier 2007
Candide, jeune ingénieur, fait de la résistance
Ou bien, alors souffrez !
par Jean Noël Contensou


Mais il dit à cet élève que ce n’était pas fini, il allait encore ajouter une couche pour l’écœurer ; et il énonça une loi de sélection naturelle disant que toute entreprise, tout ingénieur essayant de discipliner son action pour éviter cette loi de dégradation qualitative, est balayé par la concurrence. Parce que lutter contre cette loi, c’est prendre conscience des effets secondaires négatifs de ce qu’on essaie de fabriquer et de vendre, en décidant soit de renoncer, soit de faire une tentative dérisoire pour intégrer les espaces secondaires dans ses préoccupations en renchérissant les coûts considérablement ; alors que pendant ce temps-là le client s’en moque et achètera au concurrent qui n’aura pas les mêmes scrupules. Et malheureusement la liberté d’acheter et la concurrence sont liés à la démocratie, on a du mal à se faire élire si on dit aux gens qu’on va les empêcher d’acheter ce qu’ils veulent ; la démocratie est donc bien le pire des régimes, à l’exception de tous les autres, le mot est célèbre et l’histoire l’a bien confirmé au siècle dernier ; en somme c’est l’impasse. M. Roncat laissa quelque temps certains élèves gronder leur mécontentement devant cette conclusion, avant d’en proposer quand même une autre. Ils étaient des ingénieurs, ils poussaient à la roue du progrès ; il venait de dire qu’ils seraient éliminés s’ils faisaient de l’angélisme, mais de là à se régaler dans le système, il y avait un fossé. Il leur proposait donc au moins de souffrir, d’être déchirés plutôt que de se complaire à concevoir et à fabriquer n’importe quel bazar qui se vend. De toute évidence les ingénieurs sont indispensables ; sans eux, avant de buter dans le mur, on tomberait dans un gouffre. Il fallait donc qu’émerge une élite déchirée, lucide et souffrant de ce dilemme. S’il y avait suffisamment d’ingénieurs de cette sorte, qui au lieu de s’aveugler en jouant à leur super meccano, au lieu de donner cette image de suffisance et d’adoration devant les performances de la technique, image qui contribue à faire se pâmer les médias, au lieu de s’investir dans les entreprises comme les prêtres d’une nouvelle religion, garderaient assez de recul pour se regarder chaque jour d’un œil critique, alors ce serait peut-être le début d’un vrai progrès. Mais évidemment, à ce régime, ils n’occuperont pas les premières places… Mais peut-être un jour, à force d’agrandir la société secrète des ingénieurs lucides, qui sait ? Alors en conclusion, il leur répéta : « Souffrez, ce sera votre honneur, et la seule chance de guérison ! ». La conférence se termina dans un brouhaha de discussion. Un élève dit que le point faible de l’argumentation, c’était le lemme 2. On pouvait certainement trouver des tas d’exemples montrant qu’on pouvait augmenter la satisfaction des gens dans un domaine sans la diminuer ailleurs, il y avait des cloisons étanches. A cela M. Roncat répondit que tous les domaines de satisfaction avaient en particulier besoin d’un combustible commun, le temps. Passer plus de temps à une satisfaction diminue le temps passé aux autres ; mais il admit que localement son théorème pouvait être faux, il fallait le considérer globalement. Il fit une comparaison qui frappa Candide : quand Archimède découvrit que son corps plongé dans une baignoire était poussé vers le haut, un de ses élèves aurait pu lui montrer que partout sur son ventre la poussée de l’eau s’exerçait vers le bas. Mais Archimède pouvait répondre qu’il ne voulait pas le savoir parce qu’un raisonnement global lui donnait la preuve de son principe : il suffisait de remplacer son corps par un sac de peau contenant de l’eau en équilibre, pour conclure que la poussée globale était bien vers le haut et d’intensité équivalente à ce poids d’eau. Et pour lui, Roncat, l’équivalent de ce raisonnement global, c’était le taux de croissance et de consommation nécessaire au simple maintien de la satisfaction. Une discussion s’en suivit entre élèves pour savoir si on était plus heureux qu’il y a un siècle, on parla d’espérance de vie, de taux de suicide, de population carcérale. Un élève déduisit de toute cette agitation que tout était certainement plus compliqué qu’il n’y paraissait et que M. Roncat avait outrageusement simplifié. M. Roncat répondit que les gens dormaient, qu’il fallait les réveiller par des idées simples. Il n’y avait qu’à voir combien ils étaient à cette conférence, à peine cinq pour cent des élèves, et combien d’entre eux seraient durablement atteints ? Alors il leur proposa définitivement ce choix encore plus simple : « Ou bien vous travaillez à installer les égouts et l’eau courante dans un bidonville de Mexico, et vous pourrez espérer contrer localement le principe de Roncat, ou bien alors, souffrez ! »

Jean Noël Contensou
Candide, jeune ingénieur, fait de la résistance
Editions Publibook, Paris 2005


>>>>>>>>>>>>>>>>>>>>>>>>>>>>>>>>>>>>   Extrait n°22


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