Carnets de voyage
Octobre 2010

Françoise Thibaut  

Maud et Mathis

Une après-midi de gros boulot, il décroche distraitement le téléphone, reconnaît la voix en doux bémol, sent soudain une vague de transpiration envahir son épine dorsale. Maud prend des nouvelles de Mathis. Mathis prend des nouvelles de Maud. Elle est très contente de son séjour ; l’amie chez qui elle résidait est « adorable », raconte-t-elle. Puis elle enchaîne :
— Je suis un peu confuse… Vous allez me trouver un peu… indiscrète peut-être ? Voilà… J’ai un abonnement au Châtelet pour les concerts… et l’amie avec laquelle j’y vais d’habitude est grippée… Comme vous aimez la musique… je me suis dit… que peut-être… mais vous n’êtes en rien obligé… C’est de la musique ancienne, du baroque…
— Mais non… vous n’êtes pas indiscrète… Avec plaisir si je suis libre… Au contraire, vous êtes très aimable… C’est quel soir ?
— Jeudi soir, à dix-neuf heures trente… Il faut être là un peu avant…
— Je regarde…
Silence… Il tourne bruyamment des pages d’agenda.
— Non, je n’ai rien jeudi… Eh bien, c’est d’accord. Je vous remercie beaucoup… Ils se confondent en circonvolutions et salamalecs téléphoniques, conviennent de se retrouver devant le contrôle à sept heures et quart. Sur son ordinateur, il s’informe du concert, de sa durée, des exécutants, du programme, réserve une table pour deux chez Coconas, pour « après ». Mathis est sidéré. Mais pas tellement étonné. Il avait bien senti qu’il l’intéressait. Tout autrement que bancairement. Les jolis yeux pervenche s’étaient attardés sur lui quelquefois de manière si… secrètement caressante. Il l’avait éprouvé, comme un appel discret, une petite revendication de chaleur intime… Il est tout de même bluffé. « Elle a fait le premier pas… Qu’est-ce qu’elle doit se barber pour s’intéresser à un type comme moi… un employé de banque… Enfin… Le Midi lui aura donné des idées ». La soirée est vraiment charmante. Mathis est à l’heure, souriant, pas du tout bancairement, plein de gentillesse. Vivaldi, Corelli et leurs copains rendent joyeuse une salle tout acquise. Maud se laisse aller à une douce rêverie. « Ce jeune homme est parfait ; il est comme j’aurais aimé
que fût mon crétin de neveu ; mais ce n’est plus un jeune homme ; quel âge peut-il avoir, même s’il porte jeune ? Passé trente-cinq ? » Elle le regarde en coin, mine de rien, tandis qu’il gobe la musique. Mathis s’absorbe dans la
contemplation vague de l’orchestre de chambre : « Ça ne sert à rien de regarder… Juste écouter ». Par moments, il ferme les yeux, se sent bien. Aux intermèdes, il a le bon sens de ne rien dire ; il lance juste une petite oeillade satisfaite à sa voisine qui lui sourit en retour. Le lundi, Freddy est là ; il est même légèrement en avance. Il attend, carré dans un des inconfortables fauteuils du hall. Mathis l’observe depuis son bureau : il est mis correctement, à part sa tignasse hirsute, et semble bien réveillé. Il se tortille sur son siège, feint de s’absorber dans une des revues poisseuses posées sur la table basse. Il néglige les dépliants sur les juteux placements offerts par l’institution bancaire. Mathis feuillette ce qu’il a préparé, revoit ses notes, pense à Maud, à ses bouclettes blanches, ses larmes, son chemisier de soie rose parfumé au N° 5. Il laisse passer dix minutes, puis se précipite dans le couloir la main tendue.
— Pardonnez-moi, je vous ai fait attendre… Aujourd’hui, je suis débordé… Venez dans mon bureau…
L’autre ne dit mot, suit comme un pèlerin fidèle la voie tracée par ce guide omnipuissant. Mathis le fait entrer, ferme la porte, et les voilà soudainement dans le silence cotonneux de sa cage de verre fumé. Comme prévu, Freddy tombe comme un sac dans le fauteuil trop bas, mais se redresse vivement, opte pour une pose tout au bord du siège, les pieds comme dans un starting-block, l’oeil aux aguets. Mathis remarque le changement, se dit que le drôle doit être plus futé qu’il ne s’en donne l’air, opte pour une lente prudence et la méthode suave. L’entretien ne fonctionne pourtant pas tout à fait comme prévu. L’intéressé ouvre tout de suite le feu :
— Elle me file combien ? Et cette histoire de pension, ça va faire quoi ?
Mathis ne se démonte pas, et reprend du début comme lorsqu’on fait ingurgiter l’alphabet à un gamin de quatre ans.
— Votre tante voudrait vous voir finir vos études sans tracas, tout d’abord, et vous épauler afin que vous trouviez une situation convenable… ou du moins qui corresponde à vos diplômes…
— Vous me l’avez déjà dit… au resto… ah ! Et puis j’ai oublié de vous remercier, c’était bien… mais c’est votre banque qui paie ? Bon, merci tout de même… Vous savez, mes diplômes, ils mènent tout droit dans une classe
de collège, ou un truc comme ça…
— Mais… et le russe ? Et vos ambitions journalistiques ?
— Bof ! C’est du rêve, tout ça… Ça marchera jamais… Bon, alors ?
— Nous en reparlerons… Donc votre tante… qui se fait du souci pour vous… vous alloue un capital de 68 000 euros, sortis de ses propres placements…
— C’est tout ?
— Je trouve que c’est plutôt bien, compte tenu… Monsieur Levert… que vous êtes son héritier… Disons que c’est une avance…
— Mais vous avez vu la forme qu’elle tient ! Je serai centenaire quand elle claquera…
— Donc… 68 000… si vous avez la sagesse de les investir, ils vous rapporteront plus de 4 000 par an, impôts déduits, et ils peuvent vous servir de caution pour l’achat d’un bien…
— Ah ! Vous voyez ça comme ça ?
— Oui !…En tant que banquier, bien sûr… car si vous avez un salaire, plus la petite rente mensuelle pour vous aider, vous n’aurez pas besoin d’entamer votre capital… et si vous trouvez une situation correcte, vous pourrez même l’augmenter assez vite… Vous êtes célibataire ?
Freddy s’est dégonflé comme un ballon de fête foraine, et s’étale dans le fauteuil.
— Vous voyez ça comme ça ?
— Que proposez-vous, Monsieur Levert ? C’est vous le client… vous pouvez refuser…
— Non, non…
— Ou proposer quelque chose qui vous convienne mieux…
— Moi, je pensais… Quel vieux chameau ! Je pensais qu’il y aurait beaucoup plus ! Elle est pleine aux as ! Ça, elle a bien manoeuvré ! Pour entortiller l’oncle Walter, elle a été de première ! Quelle salope ! Elle veut me faire bosser, que je claque avant elle !
— Voyons, Monsieur Levert ! Vous n’êtes pas malheureux !…C’est un don généreux !…De toute façon, la fiscalité est faite de telle manière qu’elle ne peut vous donner davantage à la fois… sinon, il faudra payer des droits…
L’argument fiscal, bien qu’erroné, calme immédiatement l’imprécateur. Mathis garde maintenant l’oreille éveillée : il n’y avait pas pensé, prévoyant que l’entretien serait tout à fait différent… normal, dirait-on… mais là, il pense qu’en poussant un peu la conversation, il pourrait apprendre sur Maud ce qu’il n’osera jamais lui demander.
— Je crois savoir que Madame votre tante a été très affectée par la disparition de monsieur votre oncle… après une longue et très heureuse union… certes, il lui a laissé un revenu confortable, mais cela n’efface pas le chagrin… et elle se fait du souci pour vous… j’ai cru comprendre qu’elle vous avait en partie élevé, et que vous seriez sa seule famille proche…
— Elle n’a pas de famille du tout, fait Freddy d’un ton rogue. Il l’a ramassée sur le trottoir…



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Maud et Mathis

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