Carnets de voyage
Octobre 2010

Françoise Thibaut  

Maud et Mathis

Quelques jours après, il lui téléphone à une heure décente, ni trop tôt ni trop tard, ni aux heures de sieste ou de jeux télévisés (bien qu’elle n’ait pas le genre, se dit-il). Il a planché sur son projet, a plusieurs variantes à lui proposer, lui demande quel jour et quelle heure lui conviendraient. Ils tombent d’accord sur le mercredi (jour de Mercure et des transmissions) dans l’après-midi. Elle est peu loquace dans l’objet parlant ; il craint qu’elle ne soit de mauvaise humeur, mal disposée. La fin de l’appel est brouillonne, avec des formules de politesse superposées, plates et conventionnelles, que personne n’écoute. Le «clac» sec de la fin de communication le laisse déçu, presque triste. Mais le devoir l’attend : un endetté surabondant demande encore du crédit : il lui en met plein la figure, histoire de lui faire admettre son autorité toute bancaire, d’oublier la communication bêlante, et de faire correctement son boulot de chien de garde… En fin de journée, il décommande sa maîtresse, prétexte une migraine – « atroce », dit-il – et va seul au cinéma. Il plaît aux filles. Il plaît aux femmes. Il ne sait pas pourquoi, c’est comme cela depuis l’enfance ; elles étaient déjà facilement en extase : « Oh ! L’adorable petit garçon! ». Il faisait le joli, rempli d’enfantine satisfaction. Maintenant, cela le met plutôt dans l’embarras. Lui ne se trouve pas spécialement beau, même lorsqu’il se regarde dans la glace et prend des poses avantageuses. Selon lui, le seul truc bien, ce sont les yeux ; tout vient peut-être de là : son regard de velours, à la fois autoritaire et séducteur. Il a aussi un sourire agréable. Sinon, le corps est banal, quoique bien tenu ; en toute lucidité, il deviendra mou car il n’est pas du tout sportif. Le regard affamé de certaines femmes sur sa discrète personne le gêne, le terrasse, le ferait rentrer sous terre, ou plutôt chez lui, pour n’en plus ressortir. Le pourchassement de certaines femelles l’épouvante carrément ; il s’en sort mal, par trop bonne éducation. Parfois il couche pour être poli, ou pour être débarrassé, et prend la fuite, sans être rhabillé tout à fait. Son dépucelage fut laborieux : il hésita longuement ; il souhaitait que ce soit réussi, un bon souvenir. Aussi fut-il tardif ; il délaissa les boums étudiantes et les javas haschischeuses de gamins remontés pour le professionnalisme : un bordel élégant de la Côte d’Azur fit l’affaire ; la dame était experte et sympathique. Ils se revirent plusieurs fois et y prirent plaisir. C’était cher mais bien ; il avait cassé son livret A mais s’en trouva content. Après, muni de l’indispensable savoir-faire, il fit quelques conquêtes faciles, esquissa plusieurs liaisons. Son charme et sa bonne situation en faisaient une proie recherchée. Un genre de chapon pour réveillon que les plus astucieuses tentaient de se refiler les unes aux autres. Mais bernique ! Le mec était sinon sauvage, du moins volage disait-on dans les faubourgs. Les mères le lorgnaient avec avidité autant pour elles-mêmes que pour leurs gourdes de filles. Mais il contournait l’obstacle en disparaissant derrière son habituel rideau de politesse distante.

Il a eu deux amies dites « sérieuses », qui ont duré chacune  deux ou trois ans. L’actuelle lui fait un peu peur, il voudrait bien  s’en dépêtrer. Mais c’est délicat, car elle travaille dans la banque concurrente, de l’autre côté de la rue.




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