Carnets de voyage
Août 2009

Gilles Hanauer 

N'apprend rien d'eux, sinon tu vas mourir


8 Le commercial

Après cette entrevue désastreuse avec Leboeuf, j’eus
l’impression que la tour tout entière me recrachait comme
une sorte d’animal monstrueux et fantastique. Me retrouvant
sous la pluie à dix heures trente du matin et sans
perspective, je m’installai tristement à une table de l’un
des bars qui jouxtaient la tour MéGaGLoB’S.
Je retins mes larmes un bon moment.
Ainsi était mon premier jour. Le premier de ma brillante
carrière. Quel succès ! Presque virée dès la rentrée, et
par un imbécile de RH.
Peu à peu je me ressaisis. Au fond c’était aussi mon
premier jour de vacances. Je pouvais le mettre à profit
pour trouver un studio afin de laisser le champ libre à
Arielle. Leboeuf certes n’était pas très avenant mais après
tout, il ignorait sans doute la semaine dernière le planning
de cette Vanina Bilous. La vie est emberlificotée pour
tous.
J’en étais à me débiter de tels propos, histoire de mettre
du positif de mon côté, quand une vague d’angoisse déboula
dans mon estomac. Mon salaire ! Comment louer
quelque chose sans bulletin, sans attestation, mains dans
les poches ? Il était clair que j’étais condamnée à rester
quelque temps chez Arielle.
Cette fois, l’angoisse se mua en désolation. A vingttrois
ans, j’étais seule, seule et seule. A l’autre bout du
monde de mon enfance, face à mes faibles forces, sans
ressource – mis à part le millier d’euros avancé par mes
parents auxquels s’ajoutait ma maigre tirelire personnelle
– une misère ici.

J’étais échouée au fond de moi-même dialoguant avec
ma tasse de café à deux euros quand un type passa devant
moi. Un plus que quadragénaire, les cheveux policés, en
costume bleu marine chemise rayée cravate club. Il
s’arrêta devant mes yeux baissés et humides.
— Ça ne va pas ? dit-il gentiment.
— Si, si. Tout est au poil. Je garde simplement le sac de
ma soeur qui est aux toilettes, répondis-je, simplement
énervée.
Il émit un petit rire entre les dents.
Etait-ce le juste moment pour me draguer ? Rageusement,
j’empoignai ma tasse et la portai à mes lèvres. Mais
au bruit de succion intempestif que cela fit, le type se mit à
glousser à nouveau.
— Richard ! Deux autres cafés, a-t-il lancé derrière lui.
Ce type n’allait tout de même pas s’imposer ? Je
m’apprêtais à l’envoyer se faire voir, quand il dit d’une
voix douce :
— Je vous ai vu sortir de MéGaGLoB’S. Vous y travaillez ?

Et sans attendre ma réponse, il enchaîna :
— Je suis commercial et vous ?
Tandis que les deux cafés se pointaient, l’homme
s’assit naturellement en face de moi et, à tort, je n’eus pas
la force de le repousser. Heureusement les hommes sont
bavards ou du moins, ils aiment parler d’eux. Aussi
n’avais-je rien à dire et ça tombait bien. Durant dix minutes,
j’ai eu droit à un monologue. Si un commercial se doit
d’être à l’écoute du client, celui-là ne devait pas vendre
grand-chose. Faut dire aussi que je n’étais pas acheteuse,
loin s’en fallait.


>>>>>  extrait n°9

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