Carnets de voyage
Juillet 2004 
Autres temps autres moeurs
Par Germain Chambost


«Que ferez-vous lorsque vous serez alignés sur la piste de l’aérodrome de Blagnac pour le premier vol de l’A-380», demandait, quelques jours avant ce premier vol, un journaliste de la télévision à Claude Lelaie et Jacques Rosay, les deux pilotes d’essais aux commandes du géant du ciel pour cet instant tout de même unique entre tous. «Je metterai les gaz et je décollerai... » s’entendit répondre le journaliste, un peu surpris. Sans doute s’attendait-il à recueillir la manifestation d’un brin d’émotion. Il en fut pour ses frais. Seule note de fantaisie dans cet univers sans fantaisie: l’immatriculation de l’avion, F-WWOW. Une sorte d’onomatopée simulant le bruit d’un avion au départ, ou qui survole le sol à bonne vitesse! Un bruit assez sourd, sans agressivité : l’A-380 est un avion qui respecte les oreilles des riverains de l’aéroport depuis lequel il décolle.

Il est vrai que ce premier vol, les deux pilotes et les autres membres d’équipage l’avaient répété des dizaines de fois au simulateur, et qu’il ne pouvait guère leur réserver de grosse surprise. Règlement oblige, une trappe de sortie avait pourtant été aménagée dans le flanc du fuselage, et chaque membre de l’équipage portait un parachute. Des précautions que chacun d’eux n’était pas loin de considérer comme d’un autre âge. Non. La seule véritable inconnue résidait dans la plus ou moins grande sensibilité de l’A-380 à ce que l’on appelle « l’effet de sol », phénomène qui se manifeste lorsqu’un avion se présente à quelques mètres au-dessus de la piste pour atterrir. La portance de l’aile s’en trouve améliorée, par "tassement" de l’air entre elle et le sol, mais aussi et surtout parce que certaines traînées parasites qui se forment à chaque extrémité de l’aile disparaissent. On dirait que l’avion "refuse" de se poser ! Un comportement difficile à reproduire au simulateur, aussi perfectionné soit-il. Une vraie inconnue, sur un appareil nouveau, même si elle ne tire guère à conséquence, pour Lelaie,  Rosay et leurs camarades. Qui en ont vu d’autres... Qu’on ne compte pas sur eux pour jouer les acrobates, alors qu’ils en sont tout à fait capables (l’avion c’est moins sûr...), étant d’habiles manoeuvriers, et qu’ils l’ont amplement prouvé tout au long de leurs carrières respectives. Qu’on ne compte pas sur eux pour imiter le fameux pilote d’essais américain Tex Johnston effectuant "en public" un tonneau barriqué aux commandes du prototype qui donnerait bientôt naissance au non moins fameux Boeing 707... Les équipages d’essais n’oublient jamais, quelle que soient les circonstances, qu’avec l’A-380 ils ont entre les mains un programme de quelque 12 milliards de dollars, ou 10 milliards d’euros, la réputation d’Airbus, l’avenir du constructeur européen. En de telles circonstances, l’émotion n’a pas sa place, même lorsqu’elle s’exprime sous forme de boutade.

Claude Lelaie, Jacque Rosay : les deux pilotes de la division des essais en vol d’Airbus se sont partagé le travail pour la première mise en vol du géant du ciel, l’Airbus A-380, le 27 avril 2005. Un géant qui, même avec des réservoirs de carburant à moitié pleins, pesait tout de même quelque 421 tonnes. Des ballasts pleins d’eau figuraient une partie de la charge marchande, et serviraient plus tard, lorsqu’on les déplacerait, à tester l’avion en faisant varier le centre de gravité. S’y ajoutaient les tonnes d’équipements d’essais pour « palper » l’avion du nez à la dérive, de bout d’aile en bout d’aile, enregistrer les milliers de paramètres recueillis par quelque 900 capteurs, les transmettre vers la salle d’écoute au sol. En langage crypté, car Airbus n’entendait pas faire à la concurrence la gracieuseté de lui livrer les secrets de son avion.

Jacques Rosay, ancien officier de l’Armée de l’Air, ancien de l’EPNER (Ecole du Personnel Navigant d’Essai et de Réception) et du CEV (Centre d’Essais en Vol), chef des pilotes d’essais d’Airbus, a effectué le décollage. Claude Lelay, polytechnicien, Sup’Aéro (Ecole Nationale Supérieure de l’Aéronauique), Empire Test Pilot school de Boscombe Down, en Grande Bretagne, CEV, responsable de la division des vols du constructeur européen, s’est chargé de l’atterrissage. Lelaie totalise quelque 14000 heures de vol, Rosay 10000.

Partage des tâches et des compétences, donc pour Lelaie et pour Rosay. A l’exemple de ce qui s’était passé lors du premier vol du tout premier Airbus, l’A-300B, le 28 octobre 1972. Ce jour là, Max Fischl se trouvait aux commandes, en place gauche dans le cockpit, alors que Bernard Ziegler, Directeur des essais en vol, était assis à droite, détaché de la conduite proprement dite de l’avion, mais observateur privilégié des réactions de celui-ci. Pierre Caneill et Gunter Scherer, ingénieurs navigants d’essais, Roméo Zinzoni, mécanicien navigant, complétaient l’équipage.
L’événement fut alors célébré avec l’apparat qui convenait, les cinq hommes revêtus de leur combinaison de vol rouge posant pour la postérité sur la plate-forme de l’escalier métallique menant à la porte de l’avion, et recevant les félicitations des autorités présentes à l’issue de leur vol de 1 heure et 45 minutes, félicitations amplement méritées car en ce 28 octobre 1972, les conditions météorologiques étaient rien moins que favorables, avec un vent de travers en bourrasques qui balayait la piste de Toulouse-Blagnac et qui avait mis à rude épreuve l’habileté aux commandes bien connue de Max Fischl, lors de l’atterrissage. Henri Ziegler, père de Bernard, Administrateur-gérant, c’est-à-dire Président d’Airbus Industrie, qu’il avait fondé, Roger Béteille, Directeur général, considéré comme le « Père de l’Airbus » et Félix Kracht, Directeur de la production, se trouvaient là. Tous trois anciens navigants d’essais. L’époque était encore à la nomination de ce genre d’hommes à la tête des entreprises aéronautiques. Ils ont aujourd’hui cédé la place à des gestionnaires. Autres temps autres moeurs...

Germain Chambost
Pilotes d’essais, le goût du risque calculé
Editions Alti Presse, 2005

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