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23 février 2009 Redonner du sens à l’action managériale Interview : Sylvie Audibert, Cabinet Audere Sylvie Audibert est Coach de Dirigeants. Le cabinet qu’elle a créé, Audere, est en particulier spécialisé dans l’accompagnement et le Coaching de Dirigeants et de Managers à haut potentiel. Elle nous a octroyé une interview sur le thème du sens qui lui tient particulièrement à cœur et qui selon elle est non seulement central à l’activité des dirigeants mais devrait aussi devenir l’un des points essentiels dans les réponses à donner à la crise actuelle Sylvie Audibert, pourquoi êtes-vous si attachée à la notion de sens ? Sylvie Audibert : La notion de sens est fondamentale à mes yeux car si l’on ne sait pas pourquoi l’on va quelque part, on ne peut pas atteindre le moindre but. C’est la différence entre le navigateur qui prend la mer sans savoir où il désire se rendre et celui qui sait braver le temps et les obstacles car il maintient son regard fixé sur sa destination. Pour le premier, il n’ira nulle part, tandis que le second parviendra à destination grâce à sa force de volonté, plus forte que tout le reste. C’est le sens qui guide nos actions et lui donne l’énergie, la cohérence et la motivation pour réaliser les projets, de quelque nature qu’ils soient. Ce serait donc le vieil adage de Sénèque selon lequel il n’est nul bon vent pour qui ne sait où il va ? Sylvie Audibert : Oui tout à fait, Sénèque introduit l’idée de déterminer d'abord où l'on désire aller afin de pouvoir ensuite se laisser porter par le vent favorable. Aujourd’hui, la plupart des salariés, incluant les équipes dirigeantes, font leur travail sans véritablement savoir pourquoi ils le font et en quoi leur contribution s’inscrit dans un ensemble organisé et global. C’est la différence entre celui qui ne voit que la partie de son travail et celui qui, pour la même activité, voit le produit d’ensemble déjà réalisé et, de ce fait, est fier de sa contribution au tout. Là nous serions plus dans la métaphore du tailleur de pierre qui se sent constructeur de cathédrale… ce qui introduit une notion de sens collectif. Pourquoi la notion de sens est-elle si particulièrement importante aujourd’hui ? Sylvie Audibert : En réalité, elle l’a toujours été et le sera toujours ! Mais, en effet, en période de crise, comme celle que nous traversons aujourd’hui, son absence se révèle plus encore préjudiciable. Le sens permet de maintenir le cap et, lorsque l’on se trouve au milieu de la tempête, sans boussole, tous les repères se brouillent. Cela crée un état de panique où l’on a tendance à suivre les autres bateaux par manque de stratégie propre, sans même savoir si ces bateaux savent eux-mêmes où ils vont et si la direction qu’ils prennent nous est favorable ! Au niveau plus spécifique du management des hommes, les salariés sont aujourd’hui tellement soumis à des directives court terme, et souvent contradictoires, qu’aucune direction ne leur assure la moindre stabilité nécessaire à toute décision pertinente. Cela explique en partie l’accroissement grandissant du malaise au sein des entreprises et la montée du stress au travail, du Burn-Out (épuisement professionnel) et de l’absentéisme passif. On est confronté aujourd’hui à un « sauve qui peut général» bien étrange : en pleine récession les gens arrêtent de travailler et descendent dans la rue pour demander des augmentations de salaire… N’y a-t-il pas là un décalage avec la situation ? Comment donner du sens à l’action managériale ? Sylvie Audibert : Le premier point est de faire comprendre aux équipes de direction puis ensuite aux managers ce que le sens apporte tant pour eux-mêmes, individuellement, que pour l’ensemble des collaborateurs : donner du sens à mon travail, une direction à mes objectifs et à mes actions pour en donner à mes équipes afin qu’ils se l’approprient chacun à leur niveau. Cela fait partie des attributs même de tout Leader. Cette notion est devenue tellement sous-estimée qu’il est nécessaire de la réhabiliter. La "culture des organisations" s’est étiolée alors qu’elle faisait justement partie des piliers qui maintenaient la cohérence des actions et la cohésion du groupe. De façon plus opérationnelle, il s’agit aussi de s’adresser au cœur des hommes, c’est-à-dire à ce qui se rapproche de leurs valeurs, de ce qui peut les porter, les enthousiasmer, les faire vibrer. Mon expérience auprès de mes clients me laisse très optimisme en dépit de la crise et d’une vision organisationnelle essentiellement limitée aux résultats financiers. L’un n’empêche pas l’autre. Et au contraire, pour atteindre de la meilleure manière possible les objectifs quantitatifs de type financier ou économique, il est indispensable de les asseoir sur des dimensions plus vivantes et qui renouent avec la notion de fierté quant à ma contribution au collectif : si je travaille uniquement pour avoir mon salaire et pour enrichir des financiers, je ne suis en rien motivé ni créateur de valeur, car justement, il n’y aura pour moi aucune valeur à mon travail, aucune raison légitime de me donner au-delà du minimum. Oui mais Sylvie, nous en sommes aujourd’hui pour certaines entreprises à se demander si elles vont encore exister dans quelques mois et pour de nombreux salariés à se demander s’il vont encore avoir une existence sociale s’ils perdent leur travail. Et à l’autre bout du spectre ceux qui ont des privilèges ne semblent pas portés à se réformer et profitent même de leur situation avantageuse pour justement faire grève. N’est-ce pas à une perte de « sens social » à laquelle nous assistons aujourd’hui ? Sylvie Audibert : Tout d’abord, aucune entreprise, tant en période d’expansion qu’en période de crise ne peut être certaine de sa durabilité. Il en va de même des salariés : ce n’est pas parce que nous sommes en période de crise que le danger est nouveau. Ils savent fort bien que les carrières ne sont plus linéaires depuis bien longtemps déjà, à la différence des générations qui les ont précédées. En effet, qu’il s’agisse de l’entreprise comme du salarié, nous devons non seulement avoir une idée relativement précise de là où nous désirons aller, mais sans faire preuve de rigidité, qui, elle, serait le véritable danger ! En d’autres termes, plutôt que de crier danger, nous devons saisir l’opportunité de la crise pour remettre à plat ce qui nécessite de l’être afin d’être prêt une fois qu’elle sera passée. Les anglo-saxons sont à ce titre beaucoup plus optimistes et opportunistes que les Français et c’est probablement pour cela qu’ils se relèveront plus vite. En réalité, je crois au contraire qu’il faut prendre du recul et voir ce que la crise, qui est une période de remise en cause des acquis mais aussi une "opportunité" selon l’idéogramme chinois, peut nous apporter de bon. Qui, honnêtement, pouvait penser que le système était tenable ? C’est la raison pour laquelle j’ai envie de répondre à la deuxième partie de votre question en disant qu’en réalité les moins bien lotis sur la durée ne sont en réalité pas ceux que l’on croit. En effet, ce sont ceux qui ne se posent pas de questions (ou pas les bonnes) et refusent de changer qui risquent de sortir vaincus: nous vivons dans un monde systémique que l’on commence enfin à percevoir comme tel, grâce à la physique quantique, à la globalisation et aux problèmes écologiques, et cela est en soi une avancée. Comme je le dis souvent à mes clients, l’énergie ne quitte jamais sa source : en d’autres termes, on peut vivre égoïstement en profitant des autres, mais c’est avant tout à soi-même que l’on fait du tord. Ces personnes-là pourraient être milliardaires, elles seraient incapables de connaître le bonheur ou la vraie richesse. On peut le voir dans le règne animal : toute espèce qui vit en "société" et dont l’un des membres nuit au développement harmonieux de l’espèce finit par être chassé du groupe. Ainsi, la perte de sens social auquel vous faites référence fait évidemment partie de l’une des causes évidentes de la crise actuelle, qui est aussi une crise de valeur. L’individualisme n’est pas en soit un problème, sauf à ce qu’il nuise à l’intérêt collectif. S’il n’y a pas un tant soit peu de sens moral dans l’esprit d’une entreprise ou d’une civilisation, elle est vouée à disparaître. Si Confucius est à nouveau au programme des écoles primaires chinoises, ce n’est peut-être pas un hasard ! Cela étant, je crois qu’au contraire la crise que nous connaissons va développer l’esprit d’entre aide et la recherche de solutions collectives, et le défi sera en réalité qu’une fois la crise dépassée, nous devrons, au moins en partie, conserver ces valeurs au risque de n’avoir alors retiré aucun bénéfice et de l’avoir vécue pour rien. Au-delà des considérations de société et de ses aspects politiques, et en se restreignant au petit monde de l’entreprise, quelles peuvent-être les difficultés pour retrouver du sens ? Quels sont les écueils à éviter ? Sylvie Audibert : Parmi les écueils, il y en a trois principaux : le premier serait de créer du "faux sens", c’est-à-dire non seulement de ne pas vraiment être au clair sur ce dont on parle, mais aussi de ne pas y croire, voire même de ne pas avoir la moindre vision sur l'avenir. Il s’agirait alors seulement de vouloir motiver mais en dupant ses équipes. Cela peut marcher sur le court terme, mais jamais sur la durée. Le second consiste à demeurer trop évasif, trop flou sur ce dont on parle : la notion de sens n’est pas antinomique de celle de l’action. Elle doit donc au contraire, s’exprimer de façon concrète, opérationnelle et compréhensible à chaque niveau de l’organisation. Ce qui compte une fois que les dirigeants sont au clair sur cette notion, c’est d’être capable de la communiquer en tenant compte de la grande diversité des individus et des interprétations possibles. A l’instar d’une œuvre d’art, le sens doit ensuite être traduit et appartenir à chacun. Enfin, le troisième écueil nécessite de se rappeler que donner du sens ne signifie pas faire preuve de rigidité : c’est tout le contraire ! Il s’agit non seulement de créer l’adhésion de l’ensemble, mais aussi de savoir le rendre adaptable dans ses contours aux contingences du moment. Quelle doit-être la démarche lorsque l’on souhaite concrétiser les concepts que vous venez de nous indiquer ? Peut-on citer votre propre action ? Sylvie Audibert : Lorsqu’il s’agit de formation, notamment en Leadership mais aussi en Gestion du Stress, je suis toujours très insistante sur cette dimension du sens souvent absente et qui généralement pourtant parle à chacun et crée l’adhésion de tous, comme si redonner du sens au sein des entreprises apportait de l’oxygène à une atmosphère confinée. Au niveau des Coachings de Dirigeants ou des équipes dirigeantes, cela fait partie de l’une de mes premières étapes de travail. Mes clients doivent d’abord clarifier cette notion avant d’aller plus loin. Ils se sentent en effet souvent perdus et en difficulté quant aux décisions importantes qu’ils doivent prendre chaque jour. C’est en redonnant une colonne vertébrale, une ligne directrice à leur action et du sens à leurs objectifs que les réponses apparaissent avec clarté et fluidité. Un peu comme si la Tour de Pise était à nouveau devenue stable et droite. De la même manière, de nombreux managers qui viennent me voir dans le but ferme de changer d’entreprise décident souvent, in fine, d’y rester : ce n’est pas tant l’entreprise qui pose problème que l’absence de sens qu’ils donnent à leur propre travail. En prenant un peu de hauteur, en devenant plus objectif et en se reconnectant à ses propres valeurs, il est aisé, dans nombre de cas, de se remotiver fortement dans son travail sans tout attendre des autres : en effet, ce n’est pas qu’au niveau des équipes de direction qu’il incombe d’être porteur de sens, mais c’est à chacun, encore faut-il que l’on y soit sensibilisé. Sylvie Audibert, je serai tenté en conclusion de cette interview de reprendre votre remarque : « sans tout attendre des autres »… Est-ce que le drame de notre société moderne ne serait pas finalement d’avoir fait de chacun d’entre nous « un assisté », là où chacun a peut-être un rôle et un engagement personnel à prendre et que c’est dans cet engagement aux autres que se trouve le sens profond de notre vie, y compris en entreprise ? Sylvie Audibert : Oui, en effet. Mais la société n’est pas entièrement responsable de cela, car elle ne fait que reprendre l’égrégore collectif de ses concitoyens. On pourrait comparer cela à la publicité télévisée : elle peut nous influencer de façon certaine, mais nous en avons le choix et personne ne nous y oblige. Moins l’on a confiance en soi et plus l’on est inconsciemment en quête de dépendance. Il est vrai que nous sommes devenus un peu trop dépendants d’un système, toutefois, l’idée n’est pas à mon sens de remettre en cause ses nombreux bienfaits qui nous sont du reste enviés de par le monde, tel notre système de remboursement de santé ou, lors d’un licenciement, la période de préavis ou l’indemnisation du chômage. Ce sont ses effets pervers qu’il convient uniquement de rectifier. Pour qu’une civilisation se développe ou qu’une nation grandisse, et il en va de même des organisations, chacun de ses membres, même s’il n’en a pas conscience (et c’est là que le bas blesse), joue un rôle déterminant. Cela passe par la confiance en soi, en ses talents et en sa contribution au tout et cela s’apprend dès l’école. La définition d’un assisté pourrait être celle d’une personne qui n’est pas capable seule et ponctuellement de relever les défis qu’elle rencontre. L’important tient alors dans la notion d’impermanence : on est tous à un moment ou à un autre de notre vie un ou une assisté(e), à l’instar des nouveaux-nés, toutefois, l’idée est que cet assistanat doit nous aider à grandir, à nous relever et à en sortir plus fort, et non l’inverse ! Et en cela, il appartient à chacun d’y veiller ; il en va de sa propre capacité de discernement que de comprendre cela. Il s’agit en effet d’un engagement personnel : Que désirons-nous faire de notre vie? Quant à la notion que vous soulevez d’engagement aux autres, je dirais oui, à la condition de bien comprendre ce que cela signifie en réalité, car notre culture judéo-chrétienne nous a parfois induite en erreur sur ce terme. On ne peut pas s’engager pour les autres avec congruence si cet engagement va à l’encontre de soi-même ou en faisant abstraction de ses propres besoins. Ce serait comme se dire "puisque je n’arrive pas à m’occuper de moi-même, je vais m’occuper des autres" ! Peut-on vraiment donner aux autres ce que l’on n’est pas capable de se donner à soi-même ? Je ne le crois pas. De la même manière, que signifierait pour un dirigeant s’engager pour les autres si la raison profonde en était une finalité mercantile ou à visée uniquement médiatique ? Dans les deux cas, la symphonie serait en réalité dissonante. A l’inverse, si nous sommes réellement en accord avec nous-même, alors nous ne pourrons qu’accroître la mélodie de l’ensemble de l’orchestre, qu’il s’agisse de notre équipe, de notre entreprise, mais aussi de notre famille et de notre rôle en tant que citoyen ou homme politique. Et, mieux encore, cela se fera alors naturellement, fluidement et au profit de l’intérêt général ! Il s’agit là en réalité de comprendre que "donner n’est pas perdre" et que "donner et recevoir" sont une seule et même chose. Propos recueillis par Bertrand Villeret Rédacteur en chef ConsultingNewsLine Images : Courtoisie du site des anciens élèves de la LSE (London School of Economics) Whoswoo : Sylvie Audibert Pour info : http://www.audere.fr |
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