Carnets de voyage
Juillet-août 2008
André Dheyve
L'Affaire Courtenoy


A peine installé au bureau, j’appelle Rannebecq.
Il ne m’a pas menti, c’est un bourreau de travail. Il est au
poste.
— Bonjour, Nicolas, si je peux me permettre de vous appeler
par votre prénom.
— Il n’y a pas de mal. Que puis-je pour vous ?
— Le mot d’adieu reste une énigme. J’aimerais l’examiner.
— Vous caressez des espoirs fous. Jamais vous ne pourrez
en contester la fiabilité.
— Ce n’est pas mon propos. Certains aspects me paraissent
illogiques et je veux en avoir le cœur net. Personne n’a trouvé
étrange que le mort ait envoyé ce mot puis soit venu s’asseoir à
son bureau pour se suicider ?
— Non. Apparemment pas. C’est vrai que cela ne relève pas
d’un schéma classique. Maintenant, à partir du moment où son
authenticité n’est pas mise en doute, fallait-il se soucier de ce
détail ?
— J’en parle d’autant plus sereinement avec vous que ce
point ne fait pas partie de votre enquête. C’est Hautecourt qui a
pris les choses en mains dès que la défense a fait état de cette
pièce majeure. Et l’explication fournie pour son retard, elle
vous satisfait ?
— Philippe Paszyk a déclaré ne l’avoir découverte qu’à son
retour de voyage. C’est anormal vu le temps qu’il a passé ici
avant les obsèques, mais pas impossible. Ça s’est déjà vu. Ce
garçon a peut-être logé dans le coin sans repasser par chez lui,
pour des questions de commodité de vol retour vers le Chili.
— Peut-être, dites-vous. Ce point n’a pas été vérifié ?
— J’en doute. Encore une fois, cet aspect a été jugé négligeable.
L’important était d’établir si la lettre était ou non un
faux. Dès le doute levé, pourquoi chercher plus loin ?
— Dans le même ordre d’idées, je suppose qu’on ne s’est
pas inquiété des raisons qu’avait Andréas Paszyk de se donner
la mort ?
— Pas à ma connaissance. Je n’y trouve personnellement
rien de répréhensible.
— Vous non plus, vous ne vous êtes pas posé cette question ?
— La belle affaire. J’ai tellement vite conclu au meurtre que
je n’ai pas voulu perdre mon temps ni l’argent du contribuable
dans des recherches sans réel intérêt.
— C’est bien ce que je craignais. Sans rien vouloir vous reprocher.
Votre attitude était logique. Je peux voir ce mot ?
— Passez mercredi. Je l’aurai. C’est bien pour vous être
agréable, car je ne vois pas du tout ce qu’il pourra vous apporter.
— Merci. Je perds sans doute mon temps, mais c’est mon
caractère. Je ne dormirai en paix que lorsque chaque détail,
chaque interrogation, aura son explication et ne laissera place à
aucune ambiguïté. Ce n’est qu’alors que je serai satisfait de
mon travail.
— C’est tout à votre honneur. A mercredi.

Je raccroche et me penche sur le rapport d’autopsie du décédé.
Mort par balle. Une seule. Dans la bouche, et provenant bien
de l’arme retrouvée sur les lieux.
Tirée par un droitier, comme l’était le suicidé.
Pour le reste, aucune trace de contusions quelconques.
L’heure de la mort est estimée aux environs de midi, avec un
battement d’une ou deux heures. L’imprécision est due à la
panne de courant qui a coupé la climatisation, ou plutôt le
chauffage, car il faisait relativement frais le 14 mai 2005. Ce
qui est sûr, c’est que la digestion du petit déjeuner était pratiquement
terminée et que c’était le seul repas pris par Paszyk. Et
comme notre homme était diabétique, il devait prendre ses repas
à heures fixes, ce qui a contribué à retenir une échéance
vers midi.
Si la plupart des organes étaient sains, le légiste a quand
même noté un début de cancer de la prostate. Opérable, et donc
nullement de nature à justifier un geste de fuite. Je vais devoir
chercher ailleurs. Ce n’est pas du tout cuit, mais je ne m’y attendais
pas non plus.
La victime avait soixante-sept ans.
Je lis ce qu’on a relevé sur sa vie. Fils de Imre Paszyk et de
Maria Szabo. Une sœur un peu plus jeune, décédée en 1997
d’un cancer du poumon. La famille a émigré chez nous en 1956
lorsque la révolution hongroise a jeté des milliers de réfugiés
sur les routes d’Europe.
Etudes d’ingénieur commercial.
Carrière d’expert-comptable et de fiscaliste dans deux
grands cabinets, avant de se lancer à son compte. En 1980, rencontre
avec Richard Courtenoy avec qui il fonde son actuelle
société une dizaine d’années plus tard.

Jamais marié. Pas de compagne, ni de compagnon connu. Il
vit seul en banlieue et confie l’entretien de sa maison et la préparation
de ses repas à une gouvernante qui a bien dix ans de
plus que lui.
La seule famille qui lui reste est le fils de sa sœur. Il en est le
parrain, mais, si l’entente est bonne, il ne semble pas y avoir de
rapports suivis entre les deux hommes. Philippe Paszyk vient
passer Noël chez son oncle, accompagné de sa conquête du
moment, voire seul. Sinon, un petit mot à chaque anniversaire et
basta.
On ne peut donc pas considérer que les deux hommes sont
très proches. De là à estimer qu’Andréas ignorait les projets de
voyage de son neveu, il y a un pas que j’hésite à franchir. Un tel
voyage se prépare longtemps à l’avance, exige un congé sabbatique,
et il me paraît quasi certain qu’à Noël 2003, quatre mois à
peine avant le départ de Philippe, l’oncle et le neveu ont dû en
parler.
Dans ces conditions, pourquoi lui envoyer un mot qui sera lu
avec retard ?
Je ne vois qu’une explication : Andréas aura pensé que le délai
n’avait aucune importance. Ce qui comptait, c’est qu’on
sache qu’il s’était donné la mort. Il ne pouvait pas prévoir que
son associé serait soupçonné de meurtre.
Pas la moindre chance de trouver dans mon dossier la justification
du geste définitif d’Andréas Paszyk. Nicolas
Rannebecq m’a confirmé qu’aucun devoir d’enquête n’a été
orienté dans cette direction. Pas de médecin interrogé, pas de
voisins, pas de proches.
Je passe au courriel que le mort a adressé à Richard Courtenoy.
Celui dont la teneur a alimenté un des mobiles prêtés à
l’assassin présumé. Le texte en est sibyllin :
« Concerne : Rachat Aromapharma par Newtrop Intl.
Richard,
Que se passe-t-il ?
Tes instructions de ce vendredi sont difficilement acceptables.
On risque de gros ennuis.
Il faut rattraper ce coup-là, et vite.
On en discute mardi. »
L’e-mail a été envoyé le samedi 14 mai à onze heures vingtsix.
C’est le gros avantage des courriels : ils sont datés par
l’ordinateur, et l’heure qui y figure a de bonnes chances d’être
correcte, si l’horloge a été bien réglée. La marge d’erreur est
extrêmement faible, sauf parfois lors du passage de l’heure
d’hiver à l’heure d’été ou inversement. Et encore, beaucoup de
systèmes font automatiquement la conversion.
Le texte ne trahit aucune colère excessive. Il pourrait
s’appliquer aussi bien à une erreur de procédure
qu’à une véritable
malversation. Ou encore à une manœuvre maladroite.
C’est en le rapprochant des magouilles supposées de Courtenoy
qu’on lui a donné un sens plus restrictif.
Moi, il m’interpelle différemment.
Il ne cadre pas avec une intention de suicide !
Quelque chose cloche. Comment comprendre qu’un homme
décidé à mettre fin à ses jours fixe un rendez-vous trois jours
plus tard à son associé ? Cela ne colle pas ! Et quand aurait eu
lieu cette fameuse dispute orageuse rapportée par la femme de
Courtenoy ?
Quelle incohérence chez Andréas, qui la veille, tard le soir,
ou très tôt le matin même, a envoyé à son neveu une lettre
confirmant son suicide, et qui, quelques heures plus tard forme
des projets pour la semaine suivante !

Fin des 10 extraits


>>>>>  Retour à l'Intro


Quantorg  2008
ConsultingNewsLine
Extraits de l'Affaire Courtenoy :
Copyright André Dheyve 2007
Editions Publibook
All rights reserved
Reproduction interdite
10
E

digitalcube

Publibook