Carnets de voyage
Juillet-août 2007 Le
Dossier Pouchkine
Le Foot Président par Jean-François Pré La mission médiatique du premier
ministre [Lazreg]a été
largement facilitée par le fait qu’il s’intéressait déjà au foot avant de prendre en main le destin de notre pays. A l’inverse, le Président ignorait jusqu’à l’existence d’une Coupe du Monde. Bon, d’accord, j’exagère… mais je ne suis pas si loin de la vérité. Beaucoup plus porté sur les exercices cérébraux de quelques happy few, le Président n’a jamais manifesté un grand engouement pour les raouts populaires et ses conseillers ont failli à leur rôle en négligeant le raz-de-marée provoqué par l’équipe de France. Lorsqu’ils se sont réveillés, il était évidemment trop tard. Personne n’était dupe et surtout pas l’état-major de son rival qui ne s’est pas privé de brocarder cette passion soudaine du locataire de l’Elysée pour le ballon rond. Maintenant, je vais vous demander de m’autoriser à faire une petite entorse à la réalité, dans la narration de mon aventure. De fait, je ne sais même pas s’il s’agit d’une entorse, mais je ne garantis en rien la véracité de ce qui va être relaté ci-dessous. Ce sera la seule intervention romanesque dans ce récit que, pour le reste, je certifie conforme à la vérité. Pour les besoins de ce témoignage, n’ayant pas de mouchards au Palais de l’Elysée, il me faut donc imaginer comment les choses ont dû se passer. Cela vous aidera à comprendre la suite de mon histoire… Ceci étant précisé, nous allons donc nous transposer dans le bureau du Président de la République et imaginer quel pourrait être le dialogue avec son chef de cabinet, qui est également son conseiller en communication, à quelques heures de la sacro-sainte finale. Le Président est un homme fatigué. Pas très vieux, mais fatigué ; usé par l’exercice du pouvoir. Plus qu’usé, on le dit désabusé. A la différence de Lazreg, ce devait être un idéaliste. A la base évidemment… car rien dans sa politique n’a jamais suivi le moindre idéal ! Aujourd’hui, il a le visage défait et les yeux cernés, ce que les meilleurs éclairagistes n’arrivent même plus à dissimuler lors de ses interventions télévisées. Sa peau mate est devenue grise, couleur de ses rares cheveux. On le dit malade, peut-être dépressif. Moi, je le crois déçu. La déception amère et abrasive des illusions perdues. Et le foot dans tout ça ? Le Président n’a même pas réussi à s’apercevoir qu’il s’agit d’un véritable phénomène de société. La France a toujours fonctionné comme ça, même quand on ne parlait pas d’immigration. Les Marcel ou les Mohammed se sont toujours rassemblés devant le coq gaulois. C’est le seul lieu d’intégration. Le Président n’a pas su le voir ou, plutôt… il n’a pas VOULU le voir, ayant d’autres ambitions pour son pays que de le regarder s’exciter devant onze manchots qui courent derrière une balle. Le voilà donc maintenant à mesurer l’étendue des ravages avec son chef de cabinet. C’est à peu près ainsi que je les vois en train de colmater les brèches : — Monsieur le Président, il faut absolument que vous soyez présent pour la finale ! Ce n’est plus un conseil, mais un ordre. Le chef de cabinet est un énarque pur-beurre : grand, élancé, costume trois-pièces, regard gris acier, moustache à la Burt Reynolds. Un beau mec quoi, avec un dentier "made in Carpates". Je n’ai pas voulu employer le cliché des dents qui rayent le parquet… et pourtant, quand il sourit, on dirait un morse ! — Vous pensez vraiment que c’est nécessaire ? demande le Président d’un filet de voix à peine audible. — Pas nécessaire, tranche l’énarque, indispensable ! — Mais enfin, je ne vais duper personne. Il n’y a pas un électeur qui ne connaisse mon manque d’intérêt pour ce sport. La presse va me lapider ! — Peut-être… mais vos électeurs seront soulagés de vous voir ENFIN partager leur passion. Ils sentiront leur Président beaucoup plus proche d’eux. — Vous les croyez si cons ? — Allons, monsieur le Président ! Vous connaissez les phénomènes de masse… individuellement, ils croiront peut-être à une manœuvre – d’autant plus que la presse de gauche ne va pas nous faire de cadeau, on peut compter sur elle ! – mais au fond d’eux-mêmes, ils seront ravis de ce ralliement tardif. Pensez aux élections… votre popularité n’est pas au beau fixe ! Le Président fait la moue. On sent une grande lassitude. — J’y pense, mon petit, j’y pense. Le chef de cabinet a une sainte horreur de s’entendre appeler « mon petit » ; il dissimule mal son agacement, mais le Président a le regard ailleurs. — Ainsi, reprend ce dernier, vous croyez qu’une apparition dans la tribune va me faire remonter dans les sondages ? — Incontestablement. — Si la France gagne, c’est le Premier ministre qui en tirera parti. — Certes, mais vous limiterez les dégâts. Cela dit, vous ne pouvez pas me reprocher de ne pas vous avoir conseillé depuis longtemps de vous intéresser au foot ! Si vous m’aviez écouté, vous joueriez tous les deux à armes égales… alors que dans l’état actuel des choses, une victoire de la France lui rapporterait infiniment plus. Il faudrait presque souhaiter que la Russie gagne ! — N’allons quand même pas jusque-là ! Je ne suis pas un fana du ballon, mais je préfère malgré tout voir triompher mon pays. — Eh bien pas moi ! La voix de l’énarque est cinglante. Il poursuit : — C’est sûr qu’une présence tardive vaut mieux que rien, mais ce serait tout de même une très mauvaise affaire pour nous, monsieur le Président. Le premier citoyen français baisse les yeux. — Vous qui connaissez un peu le business… quels sont exactement les rapports de force ? Le chef de cabinet affiche un sourire carnassier. — Heureusement, ils sont en notre faveur… enfin, je veux dire en faveur de la Russie. L’équipe française est plus homogène mais nulle part au monde il n’existe un attaquant de la qualité de Vassili Pouchkine. A lui seul, il vaut mieux qu’une équipe ; c’est un vrai magicien ! Dieu merci, les nôtres ont peu de chance de lui résister. Le Président relève la tête. Le regard aiguisé. — Vous voulez dire que toutes les chances de l’équipe adverse reposent sur un seul homme ? — Oui, mais quel homme ! — Et s’il lui arrivait malheur ? — Pourquoi voulez-vous qu’il lui arrive malheur ? Il est en pleine forme ! Ah, vous auriez vu la demi-finale… — D’accord, mais tout être vivant comporte des faiblesses. Dans le cas où il viendrait à défaillir, que se passerait-il ? Le chef de cabinet réfléchit, balance sa tête de gauche à droite, analyse le pour et le contre puis crache : — Je pense qu’alors la France gagnerait. Et ce, pour deux raisons : 1) Le reste de l’équipe russe est médiocre. 2) Sans Pouchkine, ils seraient psychiquement déstabilisés. — Vous voyez ! Tout repose donc sur les épaules de ce type qui n’est pas un dieu… c’est une situation dangereuse. Vous connaissez le proverbe : "Il ne faut jamais mettre ses oeufs dans le même panier". — Rassurez-vous, monsieur le Président, ce panier-là… il est plus que solide ! Voilà donc comment je vois le Président prendre le train en marche et essayer, tant que faire se peux, de recoller les pots cassés. Une chose est certaine cependant, ardent supporter de la première heure, Lazreg cueillera – lui – les fruits de son engagement si la France devient championne du monde. Les élections présidentielles se situant environ un mois après la finale, il passera dans la foulée. Sa cote de popularité ne fait que suivre l’ascension de l’équipe française jusqu’à l’heure H. Comme le onze de France, Lazreg est au pinacle dans l’opinion. Du moins, dans celle de ceux qui ont l’intention d’exprimer leurs suffrages. Le Président aura bien du mal à renverser la vapeur. Comme le disait son chef de cabinet, sa seule chance d’être réélu réside dans un succès de la Russie. Quand j’y pense, c’est plutôt triste de se dire que le sort d’un pays va se jouer en une heure et demie, sur un stade de football. Jean-François Pré Le dossier Pouchkine Editions Publibook, Paris 2007 Copyright Jean-François Pré 2007 pour ConsultingNewsLine Extraits du Dossier Pouchkine : Courtoisie de l'auteur et des Editions Publibook All rights reserved Reproduction interdite |
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