Carnets de voyage
Août 2009

Gilles Hanauer 

N'apprend rien d'eux, sinon tu vas mourir


9 Jacques

— Je m’appelle Jacques.
Il avait marqué un temps de pause que je mis à profit
pour ne rien dire. Je tenais à le laisser à distance. Il avait
fait semblant de ne pas remarquer mes réticences et s’était
mis à me débiter son historiette d’où, je crois, il était question
de ses quinze années passées chez MéGaGLoB’S,
d’abord sur le terrain en province puis au siège.
— Quoi qu’il en soit, disait-il dans le lointain, diplômées
ou pas, toutes les jeunes recrues marketing ventes
doivent se payer un an de terrain, c’est le tarif. Et moi,
pour tout vous dire, je n’ai toujours pas intégré le marketing
qui est pourtant le job que je voulais faire au début.
Parce que vous voyez, mademoiselle euh… le commercial
dans ces boîtes-là ne mène à rien. La vraie noblesse, c’est
le marketing. Nous commerciaux, nous sommes considérés
comme des paniers percés, des gens peu sérieux cédant
trop facilement aux clients. Et avec l’argent qui reste, les
commerciaux vivent grand train. Conventions de vente à
l’autre bout du monde dans des palaces, voitures de rêve
pour draguer les filles, notes de frais somptuaires et salaires
mirobolants. Comment faire confiance à une telle
mafia ?
— Le plus simple est de ne pas leur faire confiance.
— Vous blaguez, n’est-ce pas ?
— Cela se voit tant ?
Il me considéra brièvement, puis, dans le doute, il reprit
:
— Bref, c’est ainsi que chez MéGaGLoB’S, aucun des
postes dirigeants en France comme à l’étranger n’est tenu
par des gens d’obédience commerciale. Il n’y a que des
constipés des finances, des marketeurs beaux parleurs,
quelques ingénieurs égarés curieusement dans des fonctions
de ressources humaines – ah le bonheur d’un siège
dirigé en trois huit ! – et zéro commercial. Ah si ! Soyons
justes, j’en connais un, en Slovaquie orientale. Mais c’est
le fils de l’ancien concessionnaire. On nous le cite toujours
en exemple, c’est dire la richesse de la boîte en la matière.
Croyez-moi, le mieux à faire est de se tirer au plus vite du
milieu commercial. C’est une catégorie sans avenir.
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Il me fatiguait ce Jacques à vouloir se tirer de la boîte
alors que moi je voulais y entrer. Et le commercial, je n’en
avais rien à fiche puisque j’allais intégrer – demain – un
service marketing. La vente n’était pas ma tasse de thé, je
l’avais toujours su et la polyvalence, c’était une tarte à la
crème qui ne menait à pas loin. Mieux valait creuser son
sillon.
Jacques a ri sans rien dire, se contentant d’un sibyllin
« Vous verrez… ». Après un soupir, comme l’aurait fait
un vendeur n’ayant pas su convaincre son prospect, il a
semblé s’intéresser à moi.
— Vu l’heure, a-t-il lancé, je suppose que vous étiez là
pour leur vendre quelque chose et à votre tête je suppose
que ça n’a pas marché. Difficile de pénétrer ces mastodontes
complexes, hein ? Vous vendez quoi ?
Ce type était un pur psychologue. Un vendeur doué
pour supposer à tort et à travers est pourtant, me semble-til,
un vendeur potentiellement sur la paille. Au fond, ces
boîtes avaient des raisons de se méfier d’eux. Et moi de
lui. Je répondis que ce que je vendais était sans importance
et j’ai dévié la conversation vers les gens importants de
MéGaGLoB’S.
— Ah ah ! De l’espionnage, dit-il finement.
Comme il désirait visiblement me plaire, il demanda :
— Posez-moi une seule question et j’y répondrai, promis…
N’importe laquelle.
Il s’attendait sans doute à quelque chose de gratiné sur
des potins ou sur lui mais, sous une impulsion subite, et
dans un moment de tension inconsciente que je connais
pourtant si bien, j’ai dit simplement :
— Vous habitez seul ?


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