Carnets de voyage
Octobre 2010

Françoise Thibaut  

Maud et Mathis

…Walter et moi – Walter, c’est mon défunt – nous avons récupéré le gamin et avons fini de l’élever ; ses parents l’avaient mis en pension, nous avons continué ; il rentrait aux vacances… C’était un gentil gamin, pas très bavard…
sans problème… C’est toujours un gentil garçon, mais pas une lumière à mon avis. Il a voulu faire des études, c’est la mode… il aurait mieux fait de prendre un bon métier… Que voulez-vous, ces trucs de sociologie, de littérature, ça
ne mène absolument à rien…
— En effet, mais il finira bien par…
— Bon, revenons à nos moutons ! Si je puis m’exprimer ainsi… Donnez-moi les chiffres exacts de ce que vous avez prévu… Je trouve que ce n’est pas tout à
fait assez, comme capital… Je peux aller jusqu’à combien ? Vous comprenez, je voudrais bien avoir la paix une fois pour toutes, pouvoir lui dire « tu as un capital, maintenant, deviens adulte, débrouille-toi », vous comprenez ce
que je veux dire ?
— Je vois, tout à fait…
Elle a parlé les sourcils légèrement froncés, passant de la colère rentrée à l’exaspération élégante, mimant des deux mains – l’une gantée, l’autre pas – son impatience résignée ; elle a décroisé ses jambes, qu’elle a minces et fines, dans un bruit de frottement de bas annonciateur d’une nouvelle position dans le fauteuil incommode. Elle tire un peu sur sa jupe, regarde ses pieds l’un à côté de l’autre,
— Ils sont trop bas, vos fauteuils, dit-elle à voix basse, comme si c’était un propos indécent, pour remplir des papiers ce ne doit pas être pratique…
Il rit. Carrément. Admire la diversion, le coq-à-l'âne. Il la trouve amusante, vraiment savoureuse, vaguement diabolique… Pour entortiller les types, elle a dû s’y connaître ! Soudain, il aimerait lui poser une foule de questions : combien de temps elle a été mariée, à quel âge, si elle a eu plusieurs maris, si elle a eu beaucoup d’amants, si c’était bien… Il divague. Il n’est plus dans la cage bancaire avec les plantes vertes, il est ailleurs, il ne sait pas où, avec cette jeune vieille à bouclettes et chemisier de soie. Il pense à sa lingerie, imagine sa chambre… du Louis XV capitonné, sûrement, elle a le genre…
— Louis XV…
— Pardon ?
Ça lui a échappé… Il se reprend, revient dans la banque :
— Louis XV a eu de bons financiers qui ont toujours conseillé de ne pas démarrer les placements avec trop peu de capital…
— Je ne sais pas ce que Louis XV vient faire dans nos affaires, mais admettons… je peux aller jusqu’à combien ?
— Vous pensez combien ? Soixante ? Plus ? Moi, je n’irais pas plus loin ; après, il va faire des sottises…
— Vous devez avoir raison… on peut acheter un bien
immobilier avec 60 ?
— Bien sûr ! Ce n’est pas une somme négligeable, madame… pour vous peut-être, mais ce peut être une base pour un emprunt en vue d’acheter son logement… surtout… – il regarde le pedigree de Freddy sur l’ordinateur – surtout à son âge… il y a des prêts très intéressants… et cela l’obligera sans doute à travailler, à avoir un revenu fixe.
— Vous devez avoir raison… et pour le remettre à flot, on va lui attribuer une pension… voyons… 400 par mois, ça vous paraît bien ?
— Oui, c’est généreux ; s’il gagne sa vie de son côté, il pourra aussi en mettre une partie en épargne, ou la consacrer à son prêt…
— C’est bien vu…
— Je serais vous…
— Oui ?
— Je serais vous, je lui dirais que cette pension est provisoire, tant qu’il ne gagne pas encore bien sa vie, tant qu’il n’est pas dans une situation stable… car il y a des gens qui vivent sans rien faire avec une somme comme celle-ci.
— Vraiment ?
— Oui, bien sûr…
— Bon ; vous me mettez tout ça sur un papier : les différentes options ; je réfléchis chez moi, et nous bouclons cela assez rapidement… je voudrais que ce soit prêt pour son anniversaire…
— Oui, vous me l’avez dit… C’est dans combien de temps ?
— Trois semaines environ, le 17 du mois prochain…
— Oui, cela ira…
Il trifouille dans sa paperasse, reste un moment silencieux à écrire, puis sort des feuilles de l’ordinateur, qu’il rature et complète
— Je vous ai mis ce que cela peut rapporter à l’année, et vous avez la fiscalité écrite là. Il montre avec son stylo, se fait paternel, précautionneux. Il regrette que l’entretien se termine, voudrait le prolonger. Ils ne disent plus rien, hésitent à se lever. Soudain, il ouvre bruyamment un tiroir, pour prendre une
grande enveloppe et met tout dedans.
— Oh ! Il ne fallait pas…
— Il risque de pleuvoir, vous allez les abîmer…
Elle remercie, se lève.
— Nous prenons rendez-vous ?
Elle se rassoit ; lui aussi. Puis se lève. Il suit le mouvement, marche cette fois vers la porte, à travers laquelle il voit des gens qui attendent.
— Excusez-moi, mais j’ai des clients qui attendent…




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