Carnets de voyage
Octobre 2010

Françoise Thibaut  

Maud et Mathis

De manière intermittente, pendant tous ces jours, Mathis pense à sa cliente en gris pâle, à son tailleur élégant, à ses yeux innocents et sa grâce surannée. Il n’a point été assailli de rêves lubriques, mais a évoqué tout de même la possibilité de dessous précieux, en soie ou simili, malgré le veuvage, de mules d’intérieur avec des pompons de plumes, de déshabillés élégants. Avec un léger pincement au niveau du plexus il a envisagé la compagnie d’un jules, sans doute plus jeune, car pour être aussi en forme et pétillante une femme a forcement quelques parties de jambes en l’air dans ses tiroirs. Mathis regarde Maud un peu fixement, attendant sa première phrase, et visualise dans sa tête ses comptes en banques, avec les zéros qui vont aux millions. Il trouve intéressant qu’une veuve aussi pourvue envisage de céder aussi peu… mais il est vrai qu’il s’agit de l’héritier. Il aura néanmoins bien du temps à attendre, sielle continue comme cela… Il devra faire le pied de grue dans la médiocrité jusqu’à au moins la soixantaine, si ce n’est plus… Mathis échafaude, Mathis aimerait en savoir davantage ; mais la réserve bancaire lui interdit l’esquisse d’un premier pas ; et d’ailleurs sait-il où il veut en venir… ?
— Je suis décidée pour 60. Je crois que c’est bien. Pouvez-vous établir les papiers tout de suite ?
— Mais certainement. Nous allons donc vider cet avoir, y ajouter, si vous êtes d’accord, une petite partie de ce compte à terme dont l’échéance est justement ce mois-ci. Vous le renouvelez, évidemment ? Amputé donc, de 30 000. C’est négligeable, et cela représente juste vos bénéfices sur quatre mois.
— C’est très bien, je crois… j’ai fait ce même calcul de mon côté… Voyez… Elle lui tend un papier, relevé de tous ses avoirs, où en effet, elle a coché en bleu le compte concerné.
— Les deux autres, je n’y touche jamais ; ils constituent mon capital, avec l’appartement…
— Bien sûr, vous êtes très avisée…
— Non, pas tant que ça, mais mon défunt m’avait assez bien associée à sa gestion, au contraire de la plupart des maris français qui laissent toujours leur femme dans une ignorance crasse… Walter était américain… Walter, c’est mon défunt… Enfin, il avait la double nationalité…
— Ah bon ? Et vous-même ?
— Oh, moi ! Je suis tout ce qu’il y a de Française ! – elle rit finement – Parisienne même ! Je suis née dans le quinzième ! Mais j’ai aussi un passeport américain. Et la demi-soeur de Walter, qui était de quinze ans plus jeune
que lui avait épousé un Français… Elle est lancée, évoque quelques souvenirs. Il est content. Il en sait un peu plus sur cette jolie pétillante personne. Elle s’anime en parlant, un peu de rose lui vient au visage ; dans le pashmina rose, c’est du plus joli effet. Il aimerait la faire se lever, la serrer chastement dans ses
bras, embrasser les petites rides qu’elle a au coin des yeux, passer les doigts dans les bouclettes blondes et blanches…
— Pour les versements mensuels… car il faut rester mensuel, sinon il va s’embrouiller… je me suis dit… je ne sais pas trop…
Elle s’arrête pile, attend son aide.
— Oui ?
— Je me suis dit que vous devriez rencontrer Freddy… si ce n’est pas trop vous demander… après tout, il va devenir votre client si j’ai bien compris… L’animal est un peu spécial… Comme cela, vous vous feriez une idée, et
vous pourriez mieux agencer tout ça…
— Mais certainement… certainement… Vous me l’envoyez ? Ou nous pouvons prendre un rendez-vous pour tous les trois ?
Le temps est légèrement suspendu. Il proposerait bien quelque chose, mais hésite. Elle laisse planer un silence, le regarde en biais, tripote ses gants.
— Eh bien… En principe, il vient jeudi déjeuner avec moi… Je me suis dit… si vous êtes libre et si cela ne vous choque pas… que nous pourrions déjeuner au restaurant tous les trois… Comme ça, vous vous ferez une idée, répète-
t-elle.
— Mais oui… certainement… Voyons… jeudi…
Il retourne l’agenda posé à côté de l’ordinateur, puis se lève.
— Je n’ai rien sur mon agenda ; je vais voir au secrétariat s’il n’y a pas quelque chose prévu, une réunion, ou un déjeuner…
Il s’est levé comme un ressort, pris d’une soudaine envie de pisser. Il est arrivé là où il voulait sans aucun effort, c’est venu tout seul. C’est trop fort ! Il disparaît, tourne dans le couloir, va se soulager, se regarde dans la glace en se passant les doigts sous le robinet. Il se trouve une sale gueule, l’air fripé. « Il faudra que jeudi je sois mieux que ça »
Il revient bientôt, avec des airs importants.
— Non, c’est très bien, jeudi… Excusez-moi, j’ai préféré vérifier.
— Je comprends, eh bien c’est très bien ; je pourrais vous inviter au Pré Catelan, vous savez, à la Grande Cascade… C’est très joli et on peut y parler tranquillement… J’y vais souvent avec des amis… J’espère seulement que
Freddy sera habillé correctement… Il y a un silence pendant lequel Mathis semble ruminer.
— Ecoutez, cela me semble un peu compliqué ; c’est un peu trop loin d’ici, compliqué pour y aller… Il y a un merveilleux restaurant rue Surcouf, c’est tout près, vous pourrez y venir à pied avec votre neveu, et pour moi c’est plus facile… Permettez-moi de vous y convier… Il y a même une véranda, avec une treille ! achève-t-il en riant. Là aussi vous aurez un peu de verdure…
— Eh bien… oui, d’accord… pourquoi pas ? Si cela facilite tout ! La cuisine est bonne ?
— Excellente et légère… Et comme cela, la tenue de votre neveu sera oubliée… La Cascade c’est trop chic… Il allait dire « pour lui » mais s’arrête pile, n’achève pas sa phrase. Il ajouterait bien « nous irons une autre fois »,
mais se retient.
— Eh bien c’est d’accord… je crois que ça s’arrange bien ainsi… vous disiez rue Surcouf ?
— Oui, je vous y attendrai, disons à une heure ? Cela vous convient ?
Il griffonne le nom et l’adresse sur un bloc.
— Je mets aussi le téléphone, on ne sait jamais… Vous devez avoir raison, un déjeuner, ce sera moins intimidant pour votre neveu… et nous pourrons parler plus librement ; je vous laisserai lui annoncer les bonnes surprises. Elle le regarde, prend le papier un peu éberluée. Ses grands yeux pervenche scrutent Mathis, guettent un quelconque sentiment. Mais il est là, pépère, sa feuille de bloc au bout des doigts, la regardant bien en face, avec au fond
de l’oeil un sourire amusé.



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Maud et Mathis

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