Carnets de voyage
Août 2009

Gilles Hanauer 

N'apprend rien d'eux, sinon tu vas mourir


4 Paris


Depuis deux jours un maelström d’émotions ne cessait
de me tarauder. Tout n’était plus qu’un vague souvenir,
englouti dans le désastre de ma vie présente.
Au fond, à bien y réfléchir, avec ce réalisme inné me
caractérisant, seule la première minute de mon aventure
avait été exceptionnelle.
Maintenant encore, je ressentais le presque frisson qui
m’avait secouée à la descente du train m’amenant de Bordeaux.


Mais l’éclosion sans borne de ma joie buta sur la file
impressionnante attendant un hypothétique taxi. Trois
quarts d’heure plus tard, un engin minable freina devant
moi et un type à la bedaine élégamment compressée dans
un gilet tricoté sans doute par une mère à demi-aveugle,
empoigna mes bagages sans me jeter le moindre regard.
Le taxi démarra poussivement, expulsant à toute berzingue
par la vitre ouverte les dernières infos sur les résultats de
foot. Mon moral remontait. Paris, ah, Paris !

Vingt minutes plus tard, Arielle me tendait les bras sur
son palier. Arielle, une fille que j’avais côtoyée deux ans à
l’Ecole Supérieure de Commerce de Bordeaux. De bons
moments qui nous avaient fait jurer de garder le contact à
la vie à la mort. Naturellement, et comme je l’avais fait
pour elle quelque temps à Bordeaux, elle avait proposé de
m’héberger à mes débuts parisiens. Un job, un pied-àterre,
la terre entière se mobilisait pour mon lancement
dans la galaxie.
— Bienvenue dans la plus belle ville du monde !
s’écria Arielle, emphatique et attendue comme à son habitude.
Mais il ne m’échappa pas qu’elle lorgnait du coin de
l’oeil ma montagne de valises et d’ailleurs elle ne put se
retenir bien longtemps :
— On dirait que tu comptes rester un bon bout de
temps ici…
Je connaissais mon Arielle sur le bout de ses doigts
manucurés : son ton était trop léger pour être honnête.
N’étant pas du genre à tourner autour du pot, je dis tranquillement :

— Au téléphone j’avais cru comprendre que ta porte
était ouverte. Mais si cela t’occasionne la moindre gêne,
évidemment…
— Pas du tout, Myrtille ! Ne le prends pas comme ça.
J’en ai d’ailleurs parlé avec Damien – mon nouveau copain,
précisa-t-elle en baissant la voix et en désignant de la
tête le salon d’où s’échappait un flot de jingles publicitaires
– il ne voit pas d’inconvénient à ce que tu restes un
petit peu.
— Ah, ce Damien gère à présent tes copines ?
— Myrtille, toujours aussi farouche, hein ? Tu ne peux
pas comprendre.
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— Comprendre quoi, Arielle ?
— Que j’ai vingt-huit ans et qu’à Paris, dégotter de nos
jours un mec à peu près potable et qui ne soit pas marié ou
divorcé avec deux mômes à se coltiner le dimanche ou qui
ne fasse pas que collectionner les nanas, cela relève de
l’exploit. Et quand tu trouves le bon, tu es aux petits oignons
avec lui.
— Et vous vivez ensemble depuis longtemps ? Tu ne
m’avais rien dit.
— Et pour cause, ça s’est fait il y a deux jours.
— Deux jours ! Ne me dis pas que tu connais ce type
QUE depuis deux jours et qu’il vit DEJA chez toi !
— Oui quoi ! Je l’ai rencontré chez Martial dimanche
dernier à un brunch. Tu vas voir, il est magnifique et si
intelligent. Tu penses, il travaille comme consultant chez
M.F.G., tu sais la fameuse Morgan Financial Group, une
des Big Seven.
— Je vois. Un financier… Normal qu’il gère ta vie
alors. Allons voir cette pure huitième merveille.
Arielle s’avança doucement sur le seuil du salon. Elle
prit un ton mièvre qui me fit horreur.
— Damien, mon amour chéri. Excuse-moi de te déranger,
je voudrais te présenter Myrtille, tu sais, celle qui
arrive de Bordeaux. Je t’en ai déjà parlé. Elle a trouvé un
travail à Paris, elle voudrait rester quelques jours ici…
chez nous.
Le dénommé Damien, affalé sur le divan, face au match
de quart de final de la Coupe d’Europe de l’UEFA, sirotait
une Heineken à même la canette. Sans quitter des yeux
l’écran, il dit avec simplicité, tout en levant sa bière au dessus
de l’épaule :
— Hi ! Myrtille, content de te connaître.

>>>>>   extrait n°5

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