Carnets de voyage
Août 2009

Gilles Hanauer 

N'apprend rien d'eux, sinon tu vas mourir


5 MéGaGlob’s

A huit heures pile, je débouchai sur le parvis bétonné
de La Défense. Balayé par un blizzard pluvieux, dans la
grisaille matutinale d’octobre, l’endroit était désert. Une
fois de plus, je maudis mon incapacité à donner du temps
au temps et cette anxiété héréditaire qui m’amène à être
invariablement en avance aux rendez-vous, fussent-ils
galants. Ce qui est une faute.

La tour MéGaGLoB’S mobilisait l’espace devant moi.
Impossible de la rater : l’enseigne lumineuse d’un bleu
délavé déchiquetait la brume tel le halo de proue d’un cargo.
Musardant faussement afin de perdre un maximum de
temps, farfouillant sans objet dans le souk de mon petit sac
à dos, je remontais lentement le plan incliné de la dalle de
béton. Comment imaginer qu’une foule de parisiens et de
touristes se pressait à cet endroit les week-ends et jours de
farniente ? La vie parisienne est un autre monde nécessitant
d’être appris. Mais en ce moment, la dépression
tournoyait au-dessus de ma tête.
J’eus beau lambiner, il me fut impossible de pénétrer
dans le hall de la tour sans être en avance. Fait pour impressionner,
un espace qui aurait pu contenir la cathédrale
de Chartres s’ouvrait vers le ciel. Le plafond si haut suggérait
une tour entièrement creuse. MéGaGLoB’S
impressionnait.
Derrière un comptoir d’accueil long comme un bar
américain, une femme vaguement cinquantenaire
s’occupait à extirper d’un tiroir, gomme et stylos. Je lui
adressai un joli sourire. Mais la femme agacée d’être dérangée
se contenta de m’interroger du regard.
— Myrtille Lou, annonçai-je d’une voie que je voulus
claire et incisive. J’ai rendez-vous avec la MéGaGLoB’S,
et…
La fille leva les yeux au ciel.
— Vous voyez Mademoiselle, au-dessus de vous, les
85 étages appartiennent à l’entreprise. Alors c’est pour
rencontrer quelqu’un ou juste pour visiter ? Parce que,
avoir rendez-vous avec MéGamachinchouette… vous
voyez ?
Je ne relevai pas l’insolence de cette pétasse déguisée
en groom. De toute façon je savais ne jamais devoir par
venir au bout de cette agressivité qui semble parcourir la
capitale. Cette conne était bien du cru.
— Monsieur Leboeuf, le Directeur des Ressources
Humaines de la société m’attend, me raccrochai-je aux
branches.
J’avais bien insisté sur le titre pour tenter de la plomber
avec mes relations. Sans se démonter, continuant à manier
une ironie critique, elle grinça :
— S’il existait des ressources humaines dans cette
boîte, cela se saurait ! Et c’est quel Leboeuf votre Leboeuf ?
 Ici il y en a douze.
Elle parcourait l’organigramme sur son écran, tapant
avec hésitation à l’aide exclusive de ses deux index aux
ongles rectangulaires peints en blanc. Les autres doigts
restaient en l’air comme celui d’une précieuse buvant son
thé. Sur sa lancée, le groom ajouta :
— Vu le nombre de Leboeuf ici, à mon avis toute la
famille s’est fait recruter. Copinage et compagnie, comme
d’habitude.
J’étais horrifiée par les propos de cette femme dont le
métier a priori était d’accueillir les visiteurs et de les
chouchouter.
Enfin, fronçant les sourcils devant son écran, elle
conclut en me regardant comme un déchet :
— Le voilà, votre Pierre Leboeuf. Mais dites donc ! Il
est même pas directeur celui-là. Pourtant, c’est plutôt rare ici.


>>>>>   extrait n°6

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La Défense

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