Carnets de voyage
Août 2009

Gilles Hanauer 

N'apprend rien d'eux, sinon tu vas mourir


6 Le boeuf

Je me suis installée sur une banquette de cuir noir plantée
dans un coin du hall, ne quittant pas du coin de l’oeil le
cerbère de la réception. J’avais toujours imaginé les réceptions
d’entreprises, peuplées d’hôtesses ultra mignonnes,
un peu niaises certes mais efficaces. Celle-là ne répondait
qu’à un seul de ces critères.
Recroquevillée dans mon coin, la panique me gagnait.
Je patientais depuis trois quarts d’heure et pour le coup,
me trouvais maintenant plus qu’en retard. Résolument je
m’approchai de ma réceptionniste préférée. Je lus sur son
visage bouffi comme un air de surprise. Elle fronçait ses
sourcils cherchant à se remémorer un vieux souvenir. La
vache ! Elle m’avait oubliée. Et pour faire bonne mesure,
je l’entendis suaver au téléphone :
— Oui, bonjour Madame Gaillot. J’ai ici une dame qui
demande Monsieur Leboeuf. Oui ? Ah ! Il l’attend depuis
une demi-heure ? J’y peux rien, moi, n’est-ce pas ?
Je la fusillai d’un regard noir auquel la virago resta indifférente
et m’engouffrai dans l’ascenseur.
Ces deux mètres carrés respiraient le luxe, et sans savoir
pourquoi, avec au fond un brin de honte, j’ai ressenti
une certaine fierté d’être là. Désormais je semblais faire
partie de cette élite gravitant dans les grandes compagnies
mondiales. Paradoxalement j’en voulus à ma mère de
m’avoir rendue trop modeste.
Au 75e étage, sur la porte 845, une étiquette amovible
indiquait : « Pierre Leboeuf – Responsable du Personnel –
Département Biscuits ». La fille exécrable de la réception
avait raison sur ce point, Leboeuf n’était pas directeur.
J’en fus déçue. Le bonhomme portait mal son nom : petit,
maigrichon, poignée de main molle, regard fuyant. La
pièce, étroite, était trop meublée : bureau trop grand, table
de travail accolée, quatre chaises, trois meubles de classement
et une armoire en tek. La fenêtre donnait sur le vide
d’un ciel gris uniforme.
D’un geste, Leboeuf m’invita à m’asseoir. Calé dans
son fauteuil, il ouvrit mon dossier d’un geste lent de notaire.
Bien maigre, la chemise verte sur laquelle d’une
écriture calligraphiée quelqu’un avait inscrit un nom :
Myrtille Lou. Leboeuf joignit ses deux pattes et resta silencieux.
Un cube de photos trônait près de l’ordinateur. Une
femme au visage sec apparaissait de mon côté. Elle se
tenait droite dans une robe d’été aux larges fleurs et derrière
elle, on distinguait un bosquet rachitique. Elle posait
sans sourire, comme ennuyée. La femme de Leboeuf sans
doute. Futilement, je m’interrogeai sur les autres faces
invisibles du cube. Si sa femme occupait la face arrière,
qu’en était-il de celle qu’il avait en permanence devant
lui ? Un fils unique, une maîtresse, un chien adoré ?
Leboeuf me sortit de ces réflexions incongrues :
— Myrtille Lou, commença-t-il, comme s’il se demandait
s’il avait en face de lui la bonne personne, vous
débutiez ce matin si je ne m’abuse.
Etait-ce une question ? Et pourquoi cette conjugaison
au passé ? Perfidement, il jeta un coup d’oeil à sa montre
comme pour me signifier qu’à l’avenir il conviendrait
d’être à l’heure. Je préférai rester muette. Se justifier est
souvent une faiblesse, me répétait mon père qui pourtant
en avait fait sa spécialité. J’attendis la suite en mobilisant
mes neurones.
— Votre dossier est en ordre, dit-il comme un flic qui à
regret va devoir relâcher son patient. Ah ! Non, attendez…
Qu’avait trouvé la Gestapo ?
— Il faudra penser à fournir votre extrait de casier judiciaire,
reprit le bonhomme fier de lui.
Je n’en revenais pas. Ce type me recevait pour la première
fois en tant que responsable du personnel de la
branche biscuit, et tout ce qu’il trouvait à dire concernait
un foutu papier de police.
— Il vous faut également la photocopie de mes diplômes
? demandai-je par désespoir.
— Non, Mademoiselle, ce ne sera pas nécessaire. La
Maison a pour habitude de faire confiance, a-t-il rétorqué
en esquissant un petit rire sec qui découvrit des dents en
vrac jaunies par le tabac.
La logique de cet homme était tout à fait singulière. Le
monde des entreprises n’allait pas manquer de me surprendre.


>>>>>   extrait n°7

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