Chronique
Juillet 2021






L'Allemagne est-elle un partenaire industriel fiable ?

Après le contournement par Berlin de trop nombreux accords industriels passés dans le cadre de projets militaires et aérospatiaux officiels, une dissymétrie bien réelle s'est installée entre l'Allemagne et la France. Le couple franco-allemand - si couple il y a - aurait-il déjà du plomb dans l'aile ? Une aile du désir qui ferait de Berlin le centre de l'Europe ?
Airbus A 400 M
L'Airbus A 400 M au SIAE du Bourget 2019  : Technologies françaises, bénéfices allemands
copyright B. Villeret, Quantorg 2019 pour ConsultingNewsLine 2021



A Paris, la coopération franco-allemande est devenue un dogme indiscuté. A Berlin elle n’est qu’une option parmi d’autres. Comme l’a fort bien dit le PDG de Siemens : "si l’on peut coopérer dans un cadre européen, c’est une bonne chose. Sinon, on cherchera à coopérer avec la France. Et puis, si ça ne marche pas avec la France, on fera les choses nous-mêmes"!

A travers l’analyse d’une série de couacs survenus dans différents projets de coopération industriels franco-allemands, nous verrons l’écart sidérant qui existe entre Paris et Berlin. A Paris, on ne rêve que de transcender l’intérêt national au nom de l’Europe. A Berlin, on se contente de défendre les intérêts de l’Allemagne, bec et ongles.


Cas n°1 : la renégociation du partage industriel de l’avion de transport militaire A 400 M
La répartition des rôles entre pays européens s’effectuant au prorata des commandes d’avions, l’Allemagne avait préempté l’achat de 73 appareils,  s’assurant ainsi le leadership du projet. Elle a obtenu  la construction du fuselage principal du futur avion et la fabrication des équipements militaires en 2001. En 2003, l’Allemagne a réduit ses commandes à 60 appareils, puis, en 2011, à 53 appareils seulement. Finalement, le Bundestag n’a voté les crédits que pour l’achat de 40 appareils dont 13 destinés à l’exportation. En surestimant initialement ses besoins, l’Allemagne s’est assuré la mainmise sur ce projet  aux dépens de ses partenaires européens et, en premier lieu, de la France.


Cas n°2 : Contournement des accords de Schwerin sur les satellites d’observation militaires. En 2002, les accords de Schwerin avaient instauré un partage des rôles entre Paris et Berlin dans le domaine de la construction des satellites militaires. La France se réservait le leadership technologique dans le domaine de l’optique et l’Allemagne dans celui des radars. En novembre 2017, Berlin a passé commande pour 400 millions d’euros à un constructeur allemand de satellites, OHB System, afin de réaliser deux satellites d’observation optique à finalité militaire. Berlin a ainsi contourné les accords de Schwerin. Paris a été floué et a perdu son leadership dans l’observation optique au profit de Berlin qui peut désormais concurrencer Thalès à l’export. L’Allemagne a justifié son choix en avançant que cette commande n’était pas destinée au ministère de la défense, lié par les accords de Schwerin, mais au BND, les services secrets, placés sous l’autorité de la Chancellerie. Comprenne qui pourra !


Cas n°3 : rachat de Nexeya par Hensoldt
En 2019, Nexeya, entreprise française spécialisée dans les solutions et services dans le domaine de l’électronique pour les secteurs de l’aérospatial, de la défense, de l’énergie et des transports, a été rachetée par une entreprise allemande, Hensoldt. Bercy n’a pas réagi.


Cas n° 4 : torpillage des programmes MAWS et Tigre MK3 par l’Allemagne
Le programme MAWS est un programme européen destiné à construire un avion de patrouille maritime très sophistiqué. L’Allemagne s’y était engagée aux côtés de la France jusqu’à ce que Berlin, sans crier gare, décide brutalement d’acheter à Boeing cinq appareils Poséidon P-8A. Le même scénario s’est reproduit lorsque le gouvernement allemand a acheté, toujours à Boeing, des hélicoptères Apache AH-64E en lieu et place du Tigre MK3 que Berlin s’était engagé à produire avec la France. Preuve s’il en était besoin que les infidélités se multiplient au sein du couple franco-allemand !


Cas n°5 : le projet de char de combat du futur MGCS  ( Main Ground Combat System)
Ce projet franco-allemand est destiné à préparer le successeur du char Leclerc et du char Léopard. Il est porté par le français Nexter et l’allemand KMW qui ont créé ensemble une entreprise spécifique, KNDS. Cette entreprise a pour mission de concevoir le futur char de combat à l’horizon 2035. Or, KMW a fait rentrer dans le projet une autre entreprise allemande, Rhein Metall, et lui a octroyé trois des neuf piliers de recherche-développement du projet. Les Allemands se retrouvent ainsi en position hégémonique dans la conduite de ce projet. L’Etat français, qui est actionnaire à 50% dans le capital de Nexter, n’a rien dit. Preuve s’il en est que lorsqu’on aime on ne compte pas.


Cas n°6 : le projet SCAF, l’avion de combat du futur (ou FCAS Future Combat AIr System)
Ce projet, de loin le plus important, vise à préparer le remplacement du Rafale à l’horizon 2035. Initialement, la France devait exercer le leadership dans ce projet. Mais, là encore, l’Allemagne ne l’a pas entendu de cette oreille. Elle a éxigé d’avoir librement accès, non seulement aux technologies développées en commun par les deux parties, mais également aux technologies clés détenues par Dassault afin de pouvoir les réutiliser dans d’autres projets. Dassault s’est opposé à ces demandes. Si le gouvernement venait à céder à ces pressions, la France perdrait son leadership dans l’aéronautique militaire en Europe.


Cas n°7 : Les nanosatellites.
L’Allemagne a décidé de jouer sa propre carte sur le marché des nanosatellites. Ainsi le principal financeur de l’ESA (Agence spatiale européenne), Berlin, sponsorise désormais trois projets nationaux de nanosatellites : Rocket Factory Augsburg, Hy Impulse et Isar Aerospace. En agissant de la sorte, l’Allemagne coupe l’herbe sous le pied à l’Agence spatiale européenne et cherche à préempter le marché actuellement très porteur des nanosatellites.


Ces différents cas témoignent de la volonté de Berlin de jouer le premier rôle dans les industries de l'aérospatial et de la défense en Europe. Ils conduisent à s'interroger sur la fiabilité de l'Allemagne en tant que partenaire dans les projets industriels européens. Les cas où l'Allemagne a contourné son partenaire français se sont faits d'année en année de plus en plus nombreux, au point maintenant d'inquiéter les milieux industriels et de mettre réellement en question la position de nos dirigeants politiques dont l'absence de vision étonne presque. Ils ignorent ou en tout cas feignent d'ignorer que l'Allemagne poursuit obstinément sa route vers l'hégémonie en Europe. D'un côté, elle ambitionne le siège de la France au conseil de sécurité de l'Onu et de l'autre, elle s'est déjà accaparée discrètement la fabrication de tous les consommables de l'armement français, au point qu'aucune balle ne peut plus être tirée sans qu'elle ne soit manufacturée outre-Rhin. A l'aune de cette expérience, il est peut-être temps de réévaluer les objectifs et les modalités de la collaboration franco-allemande. Nous ne ferons pas l'économie d'une remise à plat de nos relations avec l'Allemagne. A vrai dire nous redécouvrons ce qui a constitué l'antienne de la politique extérieure de la France après 1870, à savoir, comment parvenir à équilibrer la puissance allemande en Europe.

Yves Perez
Professeur émérite à  l'UCO d'Angers,
Enseignant aux écoles militaires de Saint-Cyr Coëtquidan

 

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Photo Yves Perez

Economiste,
ancien directeur de l'IDCE
et doyen de la faculté de droit, économie et gestion de l'UCO d'Angers
dont il est
professeur émérite,
Yves Perez

est enseignant aux écoles militaires de Saint-Cyr Coëtquidan