Chronique Oct 2021 La chute de Kaboul accélère la désoccidentalisation du monde Le retrait américain d'Afghanistan fin août avait comme un air de déjà vu. Incapable de gagner une guerre asymétrique, l'Amérique a dû, comme au Vietnam et en Irak, abandonner ses positions, accélèrant la désoccidentalisation du monde et son glissement vers une multipolarité instable et conflictuelle. On peut déjà en évaluer les conséquences pour la défense de la France Cargo de classe
C17. Image d'archives
Kaboul
est tombée fin août de cette année entre les mains
des Talibans. Les Américains et leurs alliés de l’Otan
ont quitté l’aéroport international de la capitale
afghane avec perte et fracas. Cette fuite avait un air de
déjà vu pour ceux qui se rappelaient la prise de
Saïgon par les troupes de l’armée populaire
nord-vietnamienne. L’échec des Etats-Unis est patent. Ils ont
mené pendant vingt ans une guerre ingagnable pour finalement
céder la place à ceux qu’ils avaient chassés de
Kaboul fin 2001 après les attentats du 11 septembre. Que retenir
comme principales leçons de cette débâcle ?
Essentiellement trois choses : copyright B. Villeret, Quantorg 2019 pour ConsultingNewsLine 2021 1) L’Amérique est incapable de gagner une guerre asymétrique 2) Sa débacle accélère la désoccidentalisation du monde et le glissement vers une multipolarité instable et conflictuelle 3) Il est temps de nous préparer à nous défendre par nous-mêmes. L’Amérique est incapable de gagner une guerre asymétrique Depuis 1945, l’Amérique n’a gagné aucune des guerres dans lesquelles elle s’est retrouvée impliquée. Elle a obtenu une partie nulle en Corée. Elle a été défaite au Vietnam, en Irak et en Afghanistan. Les seules exceptions à cette litanie de défaites ont été l’invasion réussie de l’île de la Grenade sous la présidence de Ronald Reagan, la libération du Koweït par une coalition de forces de l’Onu commandée par les Etats-Unis sous celle de Georges Walker Bush père et enfin la chute du régime de Milosevic en Serbie après des semaines de bombardements massifs de l’Otan durant le mandat de Bill Clinton. Mais, dès que l’Amérique se retrouve prise au piège de la guerre asymétrique, ses forces armées s’avèrent incapables non seulement de l’emporter mais de protéger dans la durée un gouvernement ami à la tête du pays en question. Les faits montrent qu’il existe un hiatus entre la force militaire des Etats-Unis, la première du monde, et sa capacité réelle à exercer sa puissance. Ce hiatus illustre plusieurs problèmes. Le premier d’entre eux c’est le fantasme de la « guerre zéro mort » qui hante l’Amérique depuis la guerre du Vietnam. Les Américains ont déploré 2500 victimes en vingt ans de guerre en Afghanistan. A l’aune de l’histoire c’est peu. En Algérie, en huit ans, la France a perdu 25000 soldats. Mais l’Amérique ne veut plus voir tomber ses « boys » au combat. La deuxième raison, c’est le refus de plus en plus net d’assumer les effets collatéraux d’une intervention militaire à l’étranger. L’opinion publique américaine et, d’une façon générale, occidentale, ne supporte plus de voir les images des « bavures » commises par leurs soldats. La troisième raison est la perte d’attractivité du modèle occidental et de ses valeurs. Les gouvernements, notamment ceux des pays en développement, ne sont plus fascinés par les mirages que propage l’Occident. Par ailleurs, les occidentaux ont de moins en moins envie de mourir pour des valeurs auxquelles ils ne croient plus qu’assez mollement. Comme on a pu le voir en Irak et en Afghanistan, l’Islam, lorsqu’il se mêle aux loyautés tribales, constitue un bouclier autrement plus résistant que celui des droits de l’homme. Une débacle américaine qui accélère la désoccidentalisation du monde et le glissement vers une multipolarité instable et conflictuelle L’Amérique demeure la première puissance mondiale mais pour combien de temps encore ? Elle ne tient plus le sceptre du monde d’une main aussi ferme qu’autrefois. Pire, elle a cessé de faire peur à ses ennemis actuels ou potentiels. La valeur de sa parole et, par conséquent, de ses engagements, sont largement démonétisés. A voir la façon dont les Américains ont tourné les talons à Bagdad et à Kaboul, qui peut sincèrement croire qu’ils se battront demain bec et ongles pour défendre les pays baltes ou Taïwan ? Certes, l’histoire nous a montré que, parfois, un empire à l’autorité chancelante recule jusqu’au moment ou il doit sortir ses griffes pour se défendre. C’est le syndrome du Rivage des Syrtes, brillamment illustré par Julien Gracq. Toujours est-il que l’Amérique, après Kaboul, s’efforce de resserrer les rangs autour d’elle. Elle a renoué son alliance historique avec le Royaume-Uni, l’Australie, le Canada et la Nouvelle-Zélande. La France vient d’en faire cruellement les frais lorsque le premier ministre australien conservateur, Scott Morrison, a déchiré le contrat d’achat de douze sous-marins français à propulsion Diesel. Dans la zone Indo-Pacifique, l’alliance AUCUS constitue le premier cercle d’une stratégie d’endiguement de la Chine. Les Américains rêvent d’y adjoindre un second cercle formé du Japon, de la Corée du Sud et de Taïwan et, enfin, un troisième, constitué par l’Inde, pays certes en rivalité avec la Chine mais extrêmement prudent et marqué par sa longue histoire de pays non-aligné pendant la guerre froide. Mais, comment ne pas voir que ce nouveau dispositif dirigé contre la Chine est, pour l’heure, essentiellement destiné à faire pièce au rapprochement de plus en plus marqué entre celle-ci avec le Pakistan, l’Afghanistan et l’Iran? Un nouveau monde multipolaire et instable se cristallise sous nos yeux et devant lequel l’Amérique est sur la défensive. Dans ce monde, un premier point de bascule serait l’accession de l'Iran à l’arme nucléaire. Que feraient les Américains ? Réagiraient-ils ? A moins qu’Israël ne le fasse avant eux ? L’accès de l’Iran à la bombe nucléaire constituerait pour les Etats-Unis un camouflet plus important que la chute de Kaboul. L’autre point de bascule, peut-être plus éloigné dans le temps, serait le défilé des troupes de l’armée populaire chinoise dans les rues de Taïpeh et le rattachement de Taïwan à la Chine, de préférence sans combat ou presque. La désoccidentalisation du monde bat déjà son plein mais nous réserve encore quelques surprises pour les prochaines années. Il est temps de nous préparer à nous défendre par nous-mêmes Les évènements survenus récemment au Moyen-Orient et en Afghanistan montrent que nous ne pouvons plus continuer à accorder à l’Amérique la même confiance qu’autrefois pour assurer notre défense. Les Américains privilégieront leurs intérêts nationaux et se détacheront progressivement de leur empire. De ce point de vue, le président Trump aura été prophète et aura dit tout haut des choses qui se disaient à mots couverts dans les enceintes d’experts des questions géostratégiques à Washington. Il faut s’attendre à ce que les Américains protègent leurs intérêts avec âpreté, y compris aux dépens de leurs alliés comme ils l’ont fait avec nous récemment. La première tentation de la France dans ce contexte est de penser que le moment est venu de relancer son projet d’Europe de la défense. Le seul problème est que personne n’y croit ou à peu près. Nous savons que l’Allemagne, à chaque fois qu’elle a été sommée de choisir entre Paris et Washington, a toujours opté pour Washington. Quant aux autres pays européens, ils ne se posent même pas la question. Ils souhaitent rester dans l’orbite de Washington pour tout ce qui touche à leur sécurité. Il reste donc à la France une seule option viable, compter sur ses propres forces. Cela implique une augmentation substantielle de son budget militaire autour de 3% de son PIB afin de muscler ses forces armées face aux menaces qui se profilent à l’horizon. Yves Perez Professeur émérite à l'UCO d'Angers, Enseignant aux écoles militaires de Saint-Cyr Coëtquidan Les articles précédents d'Yves Perez : La Chronique d'Yves Perez All rights reserved,
Reproduction interdite |
|