Il ne faut pas en conclure que Candide restait un lycéen et n’évoluait pas. D’abord il fut forcé à l’indépendance car, n’habitant plus la région parisienne, il dut partager une location avec deux camarades. Il vécut cette cohabitation de façon agréable, les trois s’étant choisis calmes et sérieux. Les deux autres s’appelaient Henry et Pierre, du moins c’était leurs prénoms, peu importe les noms. Tous les élèves avaient l’habitude de s’appeler par leur prénom. Cette mode favorisait une forme de pudeur laïque et technique, prolongement naturel des œillères de la taupe, qui leur faisait éviter toute évocation de leurs origines sociales et d’éventuelles convictions profondes. Ainsi leurs conversations flottaient à un niveau assez superficiel, basé sur l’Ecole, les manifestations des clubs, le sport, et aussi sur les cours en période de contrôle ; ce ne fut que lentement, par le biais de conversations téléphoniques rendues publiques par leur promiscuité, que ces trois copains finirent par connaître quelques détails sociaux les concernant. Henry était manifestement issu d’une famille aisée et son père occupait une position élevée, il n’aurait sans doute pas de difficultés à se placer dans la vie ; on pouvait voir là l’explication de son aisance naturelle, aidée par une agilité mathématique indéniable. Lui seul des trois disposait d’une voiture, qui était mieux que la moyenne des « caisses » habituelles aux étudiants. Il en faisait profiter ses amis sans réticence. Pierre était le plus secret des trois. Très bûcheur, il avait manifestement une amie d’enfance qui naviguait entre la Normandie et Paris où il retournait souvent, et avec laquelle il avait sans doute de solides projets ; c’est peut-être pour cette raison que sa curiosité semblait parfois décalée, assoupie sur des sujets habituels, tandis qu’il dénichait des idées originales on ne sait trop où, et en profitait ensuite pour poser des colles à ses deux camarades.

Jean Noël Contensou
Candide, jeune ingénieur, fait de la résistance
Editions Publibook, Paris 2005