Carnets de voyage
Juillet-août 2008
André Dheyve
L'Affaire Courtenoy



Le lendemain, je téléphone au juge Rannebecq et sollicite
une entrevue.
Sa voix me trouble. Il est au bord de la dépression.
Il accepte sans enthousiasme de me recevoir l’après-midi
même, mais chez lui, car il éprouve le besoin de décompresser.
Il me donne son adresse. De mon côté, sans y croire réellement,
j’espère lui remonter le moral. Enfin, lui rendre au moins la
volonté de se battre.
A quatorze heures trente, je me présente à sa porte. Il habite
une vieille maison de maître, au centre-ville. Située comme elle
l’est, et vu son magnifique état d’entretien, elle doit valoir son
pesant d’euros.
Une dame âgée vient m’ouvrir. Je lui donne au moins
soixante-dix ans. Bien portés.
Elle est élégante, soignée, racée. Elle a de magnifiques cheveux
gris mi-longs.
— C’est pour mon fils, je suppose.
Tiens, me dis-je, Nicolas Rannebecq vit toujours chez sa
mère. Je ne le voyais pas vieux garçon. Peut-être est-il divorcé ?
Erreur ! Je ne tarde pas à apprendre de la vieille dame que
c’est elle qui vit chez son fils. Lequel, avec femme et enfants,
occupe les étages supérieurs, le rez-de-chaussée étant réservé à
la maman. A l’exception d’une cuisine à usage commun et
d’une pièce qui sert de bureau au juge.
Celui-ci m’y entraîne. Il sourit.
— Vous vous êtes laissé prendre. Comme tous mes visiteurs
la première fois.
— La situation a de quoi surprendre.
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— Nous sommes ici dans la demeure ancestrale. Elle appartenait
à mon arrière-grand-père maternel. Maman en a hérité en
dernier, et il y a trois ans, elle me l’a cédée en viager.
— En viager alors qu’elle vous reviendra en héritage !
Quelle drôle d’idée !
— Une astuce fiscale, mon cher. Même les fonctionnaires
peuvent y avoir recours. C’est parfaitement légal. Ma mère me
vend le bien en viager, sans bouquet et pour une rente modérée.
J’ai payé des droits d’enregistrement bien inférieurs aux droits
de succession. En principe, maman ne me réclame pas la rente
mensuelle. Par peur d’un contrôle éventuel si elle venait à décéder,
je la lui verse quand même. Et elle s’empresse de mettre
l’argent sur le compte de ses deux petits-fils, ce qui allège
d’autant mes frais à leur égard.
— Ingénieux ! Vous avez donc des enfants ?
— Deux garçons. Vingt-deux et dix-huit ans. Le premier
termine cette année ses études de droit, le second étudie le travail
du bois.
— Si nous en venions au but de ma visite ?
Nicolas Rannebecq se rembrunit, et je sens le découragement
l’envahir. J’enchaîne :
— Pourquoi votre moral en prend-il un coup pareil ? Vous
n’avez rien à vous reprocher.
— Un innocent a fait sept mois de préventive à cause de
mon erreur.
— Le fait est regrettable, je vous l’accorde. Mais il ne doit
pas vous faire culpabiliser.
— Facile à dire ! Et allez expliquer cela à ma hiérarchie !
— Vous ne me ferez pas croire qu’à l’instar de deux de vos
confrères que j’ai fréquentés il y a peu, vous êtes vous aussi
préoccupé par des perspectives de carrière.
Rannebecq se détend :
— Non. Là vous feriez fausse route. J’ai opté pour une carrière
plane. Je n’avais pas le choix. Tout est politique dans notre
milieu, et je ne possède aucun appui. Ce qui m’inquiète, c’est
qu’on ne me confiera plus d’enquêtes intéressantes. On va m’en
croire incapable.
— Allons donc ! Vous oubliez votre palmarès.
— Ce sont les autres qui l’oublient. Et bien plus vite que
vous ne pouvez l’imaginer.
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— Ecoutez-moi. Je suis votre allié. Nous avons tous deux un
intérêt capital à démontrer que sur la base des éléments connus,
il n’y avait pas d’autre issue que de conclure à la culpabilité de
Richard Courtenoy. Vous prouverez que votre « maladresse »
était inéluctable, que votre intégrité n’est pas en cause, pas plus
que votre impartialité. En un mot, vous consoliderez votre
image.
— Et vous ?
— Moi, je plaiderai en premier la faute de frappe, le mot qui
a sauté lors de la composition. Puis je démontrerai ma prudence
proverbiale en matière d’affirmation de culpabilité. Tous mes
articles antérieurs en font preuve. Et pas seulement pour cette
affaire-ci. Enfin, j’aurai à coeur d’établir que sans la lettre sortie
comme un lapin d’un chapeau de magicien, l’accusé n’a apporté
aucun élément invalidant la thèse que vous défendiez.
— Ce n’était pas à lui de le faire.
— Je me comprends. Je veux simplement enfoncer dans la
tête de mes lecteurs que les charges s’accumulaient en défaveur
de l’accusé qui n’arrivait pas à s’en dépêtrer et qui n’a d’ailleurs
rien fait en ce sens, et que dans ces circonstances, il n’y avait
pas d’autre alternative que de conclure à son implication.
— Donc, vous ne comptez pas tenter de prouver que la lettre
est un faux.
— Les chances d’y parvenir me semblent inexistantes. Ce
serait trop beau : une manipulation de l’accusé pour se disculper.
Les experts sont fiables ?
— Sans le moindre doute. On a mandaté les deux meilleurs
et ils sont d’accord en tous points. Nous sommes mal partis.
— Raison de plus pour bien préparer notre défense. Nous allons
décortiquer l’ensemble de l’enquête. Nous allons
démontrer que tous les devoirs possibles et imaginables ont été
accomplis. Nous verrons également s’il y a eu des failles. Et ce
qu’elles impliquent. D’accord ?
— J’ai tout à y gagner. Je marche.
— Deux questions. Avez-vous déjà commis une erreur de ce
type auparavant, et possédez-vous une copie complète du dossier,
ou y avez-vous accès ?
— A la deuxième question, la réponse est oui. Je suis connu
pour être travailleur et j’ai dès lors pour habitude de tout mettre
sur mon ordinateur. Je scanne les PV et tous les documents que
je n’établis pas moi-même. Les autres sont directement sous
forme de fichiers, et je transfère le tout sur mon PC au bureau et
sur celui de mon domicile. J’ai toujours tout sous la main, que
je travaille au Palais ou chez moi. Vu le récent rebondissement,
je n’ai encore rien archivé.

>>>>>  extrait n°8


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Extraits de l'Affaire Courtenoy :
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