Carnets de voyage
Juillet-août 2008
André Dheyve
L'Affaire Courtenoy



Je file donc à l’étage direction et frappe à la porte du Vieux
qui est ouverte.
Le boss lève les yeux de son journal – la page financière
sans doute – et me prie d’entrer et de prendre place dans un de
ses énormes fauteuils de cuir.
— J’ai pris quelques contacts, attaque-t-il d’emblée, sans me
saluer ni prendre de mes nouvelles. Avec mes amis directeurs
de presse. Nous sommes trois à être visés, en dehors de l’Etat.
Pour le moment. Mais je ne vois pas pourquoi, s’il compte citer
d’autres quotidiens, magazines ou périodiques, Courtenoy différerait
son approche.
— Pour voir ce que cela donne. Nous serions un ballon
d’essai en quelque sorte.
— Possible, mais improbable. Nous saurons très vite s’il y a
d’autres victimes potentielles, Dheyve. Soyez sûr que mes
confrères n’ont rien eu de plus pressé que de faire immédiatement
contrôler si l’un ou l’autre de leurs articles donnait prise à
une action judiciaire. Je les ai priés de m’en faire part.
— Bien ! Et qui sont les deux autres ?
— La Dépêche du Sud, comme quotidien sérieux. Et ce torchon
de Top Mondial Actus, qui lui est vraiment très mal
embarqué.
— Ils ne font pas souvent dans la nuance. Ce n’est pas leur
première mésaventure.
— Et ce ne sera pas la dernière à mon avis.
— On collabore ?
— Je me tâte. S’il n’y avait que La Dépêche, je n’hésiterais
pas un instant. M’associer ne fût-ce que pour une bonne cause
et temporairement à un représentant de la presse à sensations
m’indispose. Qu’avons-nous à y gagner ?
— Un tiers des honoraires de Maître Duroyer. Et des autres
frais éventuels.
— Le jeu n’en vaut pas la chandelle. Il y a une autre carte à
jouer. Le problème de votre ami Tellier est analogue au nôtre. Il
s’est laissé aller une seule et unique fois à considérer l’accusé
comme coupable. C’est plus net que chez nous mais explicable.
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— Donc vous limiteriez la mise en commun des efforts à La
Dépêche du Sud et nous-mêmes ?
— Idéalement oui. Sauf si vous avez d’autres arguments.
Franchement dit, j’aimerais éviter de m’acoquiner avec des
confrères qui ne boxent pas dans la même catégorie.
— Je vous comprends. Et je vous suis. Vous réglez cela avec
votre alter ego ou je dois prendre contact avec Hervé ?
— Les deux, mon cher. Je m’occupe de grouper nos défenses
entre les mains de Maître Duroyer, et vous, vous incorporez
Tellier dans votre équipe de chercheurs d’anomalies.
— Ce sera fait, Monsieur.
Sitôt revenu à ma place, je tente d’atteindre mon confrère. Il
n’est pas à son bureau et personne ne semble savoir où il se
trouve. Un de ses collègues me parle de la « tuile » qui lui arrive.
De toute évidence, le patron de Tellier n’a pas pris la
citation annoncée de Courtenoy avec le même flegme que le
mien.
On m’assure qu’on lui laisse un message et qu’il me rappellera
dès que possible.
Je préviens Eveline de l’impérieuse nécessité d’acquérir sans
tarder une clé USB. Elle promet de s’en charger. Une demi-heure
avant de quitter le journal, mon téléphone sonne.
C’est Tellier. Il n’a vraiment pas l’air d’être dans une forme
olympique.
— André ? Hervé. Tu voulais m’entendre ?
— Le plus tôt sera le mieux. Demain après-midi, cela te
conviendrait ?
— C’est à quel sujet ?
— Ton boss ne t’a rien dit ?
— J’aurais préféré qu’il n’ait rien eu à me dire. Il a passé
une demi-journée à m’engueuler.
— Nous sommes dans la même galère. Ne perds pas
confiance. Nous allons nous sortir de là.
— Puisse Dieu t’entendre ! On se voit où ?
— L’établissement à côté de mes bureaux. Tu sais bien, on y
a déjà pris le petit déjeuner ensemble il y a deux ou trois ans. Là
où le café est si bon.
— Entendu. A demain. Quinze heures. Je serai libre.
Une idée me traverse l’esprit, tandis que je réfléchis à l’aide
que pourra m’apporter Hervé.
Je saute sur mon téléphone et appelle le Vieux.
— Oui Dheyve. Du nouveau ?
— Pas précisément Monsieur. Je voulais revenir sur notre
conversation de tout à l’heure. Ce que nous avons envisagé
lorsque je vous ai demandé si nous allions collaborer avec les
autres journaux qui pourraient être assignés.
— Je vous écoute.
— Il n’y a pas que les honoraires de notre avocat que nous
pourrions partager.
— Quoi d’autre ?
— Ce n’est qu’une éventualité. Voudriez-vous prendre l’avis
de Maître Duroyer sur cette question : se peut-il qu’un tribunal
partage les torts et divise entre les trois fauteurs du dommage
l’indemnité que Courtenoy se verrait attribuée ?
— Sur quelle base ?
— Je raisonne tout haut, et je ne suis pas un spécialiste des
réparations civiles. En toute logique, l’accusé n’a subi qu’un
seul préjudice. Pourquoi obtiendrait-il trois fois un montant
compensatoire ? Cette répartition éventuelle vaut qu’on creuse
un peu, ne pensez-vous pas ?
— Ce n’est pas con. Je me renseigne.
— Autre aspect. Que ce soit possible ou non, nous pourrions
utiliser cet argument face au plaignant. Lui exposer dans nos
négociations le risque qu’il court en se présentant devant la cour
plutôt que de transiger. Pour beaucoup moins, bien sûr.
— Génial, André. Au minimum, cette alternative va nous
permettre de freiner les discussions.
Je suis heureux d’entendre mon patron employer à nouveau
mon prénom.
C’est le signe d’une indubitable détente.

>>>>>  extrait n°9


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Extraits de l'Affaire Courtenoy :
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