Carnets de voyage
Juillet-août 2008 André
Dheyve
L'Affaire Courtenoy L’après-midi et la
soirée, je ne quitte pas l’écran. Je ne me
permets que l’interruption du repas et un regard au télétexte pour connaître les résultats des matchs de football du jour. Je respecte mon planning, et à dix-huit heures dimanche, j’achève ma lecture. Nous dînons tôt, conscients de ce qu’il nous reste à accomplir ce soir. Je n’ai pas dû prier ma femme d’avancer le moment du repas. Elle en a pris l’initiative. Sitôt la table débarrassée, nous nous installons au salon, sans télé ni musique. Chacun semble attendre que l’autre prenne la parole en premier. Finalement, je me décide : — Qu’est-ce que tu en penses ? — Si j’avais été jurée, j’aurais condamné Courtenoy sans l’ombre d’une hésitation. — C’est l’avis général. Je trouve cela plus qu’inquiétant. — Pourquoi ? — Parce que sans la lettre d’adieu, Courtenoy aurait été puni pour un crime dont il est à présent certain qu’il ne l’a pas commis. Tu vois ce que cela implique ? — Tu veux dire des innocents en prison ? — Tout juste. Bon, ce qui s’est passé ici n’arrive heureusement pas tous les jours, mais nous oblige à envisager que des inculpés se sont vus déclarer coupables parce que, peut-être, une pièce essentielle avait disparu. Tous n’ont pas eu la chance de la voir réapparaître en temps utile, comme Richard Courtenoy. — De tels cas doivent être exceptionnels ! — Sûrement. Je ne vais pas en faire une fixation. J’en retiens seulement que même les plus éclatantes évidences peuvent être trompeuses. Dans ces conditions, comment s’autoriser à juger ? — Nous nous écartons de notre plan de travail. J’ai tout de même une idée pour la suite. Eveline m’épatera toujours. Je nous crois dans une impasse et elle trouve une sortie. — Je t’écoute. — Eh bien voilà ! J’ai un peu le sentiment que Courtenoy avait mille raisons de liquider son associé, qu’il mijotait de passer à l’acte et que Paszyk l’a doublé. Je reste comme deux ronds de flan. Ma femme reprend : — Voilà qui expliquerait pourquoi tout est contre Courtenoy. Il était sur le point de commettre l’irréparable, tout le désignait comme coupable, et en fin de compte sa victime l’a devancé. — Juridiquement, rien ne change. On ne condamne pas des gens sur de simples intentions, aussi loin qu’elles aient été poussées. Richard reste innocent. — Je pensais que tu n’avais aucun désir de revenir sur cette certitude ? — Exact. Elle me dérange, mais elle reste acquise. Je ne peux toutefois pas me défaire de l’idée que la lettre d’adieu est venue troubler le jeu par un trop heureux hasard. — Abordons les choses autrement ! Cherchons quel motif a poussé Andréas Paszyk à l’irréparable. On ne se suicide pas sans raison. Bon sang, la lettre ! — La lettre ? — Oui, le message d’adieu ! Il n’est pas au dossier ! — Normal ! C’est un élément neuf, survenu après clôture de l’enquête. — Mais Rannebecq a dû la voir. Elle est sans doute explicite. — Je lui demanderai. D’après ce que j’ai entendu, elle serait très courte et donnerait peu ou pas de détails. J’essaierai de la voir. Poursuis ton développement. — Certains des agissements que Courtenoy aurait souhaité camoufler en commettant le crime, sont légalement punissables. Maintenant qu’ils ont été mis à jour, ne devrions-nous pas nous intéresser à la suite qu’on leur a réservée ? — Pas bête, ça. Je n’y aurais pas pensé. L’accusé n’a pas choisi la meilleure voie pour se défendre. Il avait tout intérêt à ce qu’on croie immédiatement au suicide. Il aurait évité la découverte de ses malversations. Au lieu de cela, il s’est enfermé dans des mensonges et des explications qui ne tenaient pas debout. — En d’autres mots, tu es d’avis qu’il aurait mieux valu pour lui reconnaître ses éventuelles intentions meurtrières non menées à terme, et donc non condamnables, et expliquer qu’il était arrivé trop tard. — C’était une carte à jouer. Ces demi-aveux pouvaient dissuader les policiers d’aller fouiner plus profondément dans ses magouilles. Si tu as raison. — Et toi, de ton côté, que t’a inspiré ta lecture ? — Un sentiment d’impuissance. Je me focalise trop sur le mot d’adieu et son curieux trajet. — Qu’est-ce qui te chagrine ? Les retards de courrier sont monnaie courante, quoique veuillent en donner à penser les sondages publiés par l’Administration des Postes. — Il n’y a pas que ce retard. Mettons-nous à la place de Paszyk. Nous avons la ferme intention de mettre fin à nos jours. Pour toute famille, il nous reste un neveu. Nous souhaitons lui demander pardon pour notre geste fatal et nous lui écrivons donc un petit mot. Question : quand l’écrivons-nous ? — Au moment de nous suicider. D’abord écrire, puis presser la détente. L’inverse serait malaisé. Excuse-moi ! Je ne devrais pas rire d’un fait aussi tragique. — Il n’y a pas de mal. Je suis d’accord avec toi, j’écris quelques minutes avant de me supprimer. Pas Paszyk ! — Comment donc, pas lui ? — Réfléchis. S’il avait adopté ce scénario, on aurait trouvé la lettre près de lui. Autant il lui était impossible d’écrire après avoir actionné son revolver, autant il devait renoncer à expédier la lettre après son geste. — Evidemment ! — Donc il a posté sa missive le vendredi soir après la dernière levée postale, ou le samedi matin avant de passer à son bureau. Pour la Poste, l’un vaut l’autre : l’envoi n’a entamé son cheminement que le mardi, puisque le lundi était férié. Cela me paraît totalement illogique. — Ou au moins inhabituel. — La lettre met un jour pour parvenir à destination. Au pire deux. Le neveu est en mer pour un tour du monde à la voile. On le contacte par radio, il rentre pour les obsèques. Ce retour lui prend forcément plus de deux jours. — Où veux-tu en venir ? — A ceci : que la lettre doit être chez lui à l’attendre. Or il ne la trouve pas. Du moins, je le suppose. Je ne vois pas pourquoi il ne se résoudrait à la produire qu’au moment du procès. — Est-on absolument sûr qu’il soit passé par chez lui ? Après tout, il habite à plusieurs centaines de kilomètres d’ici. Il s’est peut-être rendu directement aux funérailles avant de reprendre l’avion pour le Chili ? Il n’a trouvé la lettre qu’à la fin de son périple en voilier. — J’ignore tout de cet aspect de la question. La seule chose que je sache est que la justice a accepté l’explication fournie. Retard postal. La missive n’est arrivée chez Philippe Paszyk qu’après son envol vers Valparaiso. — Fouine un peu de ce côté. — Un retard postal de huit jours minimum, c’est invraisemblable. Ah, si ce jeune homme n’avait pas décidé de réaliser ses rêves entre les bras d’Eole, je n’en serais pas là. — Tu peux répéter ce que tu viens de dire ? — J’ai dit que je ne me trouverais pas dans une situation aussi embarrassante si Philippe Paszyk n’avait pas des fantasmes de navigateur. — Non ! Tes mots précis. — J’ai évoqué le souffle d’Eole. Quel mal y a-t-il à ça ? — Attends ! Ta phrase m’a fait penser à quelque chose. Je ne sais plus quoi. Bah ! Cela va me revenir. Nous nous répartissons le travail pour demain. Eveline va entamer sa lecture critique, la recherche du non-dit. Moi, je vais prendre certains contacts à propos de la lettre. Nous allons nous coucher harassés, fourbus, épuisés par nos efforts de concentration de deux journées. Pas question de galipettes cette nuit. Vers deux heures du matin, Eveline me secoue : — L’éolienne de Dolus-le-Sec, me hurle-t-elle à l’oreille. — Quoi ? — Souviens-toi de l’éolienne en Touraine. — Note cela et dors. On en parlera demain matin. Je ne vois pas du tout où tu veux en venir. Elle bougonne, se tourne et se retourne. Elle finit par se lever. Je sais que je ne la verrai plus avant le petit déjeuner. Je sais également que je vais très mal dormir les quelques malheureuses heures qui me restent avant le sinistre rappel à l’ordre du réveil. Contre toute attente, j’arrive à me rendormir. Quand je me lève, Eveline doit en être à sa troisième ou quatrième tasse de café. Il en reste un peu pour moi. Elle attaque : — Quand tu as prononcé le nom d’Eole, j’ai eu comme un déclic. Mes neurones étaient fatigués et je n’ai pas fait immédiatement le rapprochement qu’il fallait. Cette nuit, la connexion s’est établie. L’éolienne de Dolus-le-Sec ! — Je ne vois pas ce qu’elle vient fabriquer dans notre histoire. — Allons. Fais appel à ta prodigieuse mémoire. Je fais semblant de m’absorber dans mes pensées, tout en sachant que je ne verrai pas le rapport. Au bout de cinq minutes, je le lui avoue. — Mais si, reprend-elle. Tu te souviens que nous sommes allés admirer cette vieille éolienne magnifiquement restaurée ? — Jusque-là ça va, mais que nous apprend-elle ? — Il y avait, à côté du lavoir municipal dont elle pompe l’eau à certaines occasions, une plaque commémorative expliquant sa restauration. — Oui, je la revois clairement, mais… — Il y avait une mention d’une demande de la commune, qui originellement se dénommait Dolus, de pouvoir adjoindre « le Sec » à son nom. — Je me rappelle cela. Pour un problème de courrier. — Tout juste. Les codes postaux n’existaient pas encore et les lettres envoyées à Dolus transitaient souvent par Dolus-en- Ré, ce qui leur faisait perdre beaucoup de temps. — Et alors ? — Tu es bouché ou tu le fais exprès ? La lettre de Paszyk a pu connaître un déroutage analogue. Cela expliquerait son retard anormal. — C’est une hypothèse. En dehors de cela, la presse rapporte parfois des incidents de ce type. Des lettres ou des cartes postales qui mettent plusieurs années, parfois des dizaines d’années pour parvenir à leur destinataire. >>>>> extrait n°10 Quantorg 2008
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