Carnets de voyage
Juillet-août 2007
Le Dossier Pouchkine
Ticket gagant
par Jean-François Pré


— Ce n’est qu’un jeu, Rolex.
— Tout n’est qu’un jeu… la vie est un gigantesque casino.
— Je veux dire… ce n’est qu’un divertissement.
— Ouais. Un divertissement qui a failli changer notre
vie… nous transformer en millionnaires !
D’un seul coup, l’image disparaît de l’ordinateur dont
l’écran prend la couleur de nos pensées. Gris-noir.
— Pourquoi t’as coupé la télé, Fléo ?
— Parce que je suis écœuré.
— On va quand même toucher un gros bonus.
— Une aumône, oui ! Ma parole, tu ne réalises pas
combien aurait rapporté ce Derby si ton con de cheval
avait gagné !…
J’ouvre le réfrigérateur et sors une bière bien fraîche.
— Tiens, bois un coup… ça va te détendre.
Nos gosiers sont secs comme des oueds. Le contact de
la mousse nous ranime mais côté détente… on a fait
mieux. Encore assommé, Rolex a l’air parfaitement ridicule
avec cette moustache blanche sur ses babines
luisantes. Nous sommes devenus muets. Plus rien à dire.
Que dire, d’ailleurs ? Vingt minutes se sont écoulées…
peut-être plus. Comme éjecté de mes rêveries, je suggère :
— Si on remettait la télé ? C’est l’heure des rapports.
Il me regarde, hébété.
Prenant son air ahuri pour un acquiescement tacite, je
fais apparaître l’image d’Equisport. Mais foin de rapports…
juste l’arrivée. Le couteau qui remue dans la plaie.
Rolex me fixe comme si je sortais d’une soucoupe volante.
— Que se passe-t-il, Roro, tu ne te sens pas bien ?
Sa voix est étouffée, à peine audible.
— Vois-tu ce que je vois ?
— Ben oui.
— Non, articule-t-il avec difficulté, regarde les sept numéros !
Pauvre Rolex, il ne s’est toujours pas remis du verdict
de la photo. C’est les courses, c’est la vie ! Entre les plus
grands bonheurs et les pires catastrophes, il y a souvent
photo. Ça se joue dans un mouchoir… on n’y peut rien.
— Je sais, Roro, c’est rageant ! Le nez du favori va
nous coûter au bas mot un million…
— Mais non, grogne-t-il, regarde le septième !
— Le septième quoi ?
— Le septième cheval, bordel !
Sa voix a repris des rondeurs. Devant mon mutisme,
elle se fait suppliante.
— Regarde qui a gagné la der, imbécile !
— Nom de D…
Je ne suis pas croyant et ce juron n’a plus cours que
dans la bouche de mes grands-parents. Je ne sais pas pourquoi,
ça m’a échappé.
— Fléo, dis-moi que je ne rêve pas ! m’implore-t-il.
Groggy, j’essaye de garder l’esprit clair. Le gagnant de
la der, celui qui nous a coiffés d’un poil de barbichette, ce
maudit favori qui est venu tout blackbouler… sur le tableau
des résultats, il est maintenant cinquième.
Et le gagnant, le nouveau gagnant… c’est un des nôtres.
Ce qui veut dire – accrochez vos ceintures ! – que nous
avons les sept gagnants du Derby.
Rolex me regarde. Je le regarde. Durant quelques secondes,
qui me paraissent des siècles, nous nous
dévisageons sans mot dire. Puis d’un coup, il se lève et
pousse un cri d’Apache sur le sentier de la guerre. Enfin,
quelque chose qui y ressemble.
— Youwho-o-o-o-o-o !
Puis il se met à danser, sur le martèlement d’un tamtam
imaginaire, une espèce d’oiseau de feu mâtiné de
casse-noisettes. Enfin, quelque chose de ressemblant.
Moins démonstratif, je l’observe avec un sourire en coin.
Mais ça bout intérieurement. Un Derby de cet acabit, ça
vous change toutes les citrouilles du monde en carrosse !
Explications a posteriori : lorsque j’ai coupé la télé, le
présentateur d’Equisport était en train d’annoncer que les
commissaires ouvraient une enquête. Après examen du
film contrôle et audition des jockeys, selon la formule
consacrée, il s’est avéré que le gagnant avait fait « le ménage
» dans les cent derniers mètres. Les écarts à l’arrivée
étant minimes, les édiles l’ont rétrogradé derrière sa principale
victime, initialement arrivée quatrième.
Résultat des courses : sans avoir nullement souffert de
l’incident, notre cheval se retrouve premier.
Pour un coup de veine, c’est un sacré coup de veine !
— C’est étonnant qu’ils n’aient pas encore les rapports,
dit Rolex, descendu de son nuage.
Mon sourire va d’une oreille à l’autre.
— C’est toujours comme ça lorsqu’ils sont énormes. Il
ne doit y avoir qu’un seul gagnant et ce gagnant…
— C’est nous ! hurle Rolex en exécutant le saut de
l’ange.
Un ange passe, entouré de papillons roses, dans un silence
empli de béatitude.
— Il en est toujours ainsi, précisé-je une lueur canaille
dans l’œil, quand BOL met en place toutes les procédures
de vérification pour être absolument sûrs qu’ils n’ont pas
oublié un ticket gagnant. Vu les rapports potentiels, ça
ferait cher le prix du ticket !
Les rapports potentiels… Une douce pensée qui nous
plonge, Rolex et moi, dans un vagabondage onirique de
plusieurs minutes.
Rolex redescend brutalement sur terre avec une déclaration
péremptoire.
— Ça s’arrose !
— Non, ça ne s’arrose pas, ça se fête dignement.
— Où donc ?
— Au stade de France, mon vieux.
— Mais nous n’avons pas de places !…
— Et alors ? Les places, ça s’achète.
— Un soir de finale ?… T’es tombé sur la tête !
Je toise Rolex comme s’il était un demeuré.
— Tu n’as jamais entendu parler du marché noir ?
— Tu veux les acheter au black ? T’es maboule, mon
pauvre Fléo ! Pour mille euros, t’auras même pas un strapontin
sur le toit…
— Eh bien, on en mettra deux mille s’il le faut. On est
millionnaires, merde !
Et je ponctue cette constatation en levant le poing avec
un hurlement intérieur qui m’arrache les poumons.

Jean-François Pré
Le dossier Pouchkine
Editions Publibook, Paris 2007

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